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  Traditions____________Le Baron de Reinsberg-Düringsfeld - 1870


 LES ÉCHASSIERS__________________________

" Traditions des légendes de la Belgiques: description des fêtes religieuses et civiles, usages, croyances et pratiques populaires des Belges anciens et modernes". Livre écrit par le Baron de Reinsberg-Düringsfeld - 1870. D'après les mémoires de Jules Borgnet.

 
Les échassiers

A Namur le carnaval donnait lieu au célèbre combat des échasses. Ce jeu vraiment national, qui faisait la joie et l'orgueil de la jeunesse namuroise, se trouve mentionné dès les premières années du XVe siècle.

Les nombreux champions étaient divisés en deux partis, celui des "Mélans" et celui des "Avresses".  Les premiers, représentant l'ancienne ville, telle qu'elle existait avant son dernier agrandissement, portaient pour couleurs or et sable. Les seconds, recrutés dans les faubourgs et dans la partie de la cité comprise entre le troisième et le quatrième mur d'enceinte, portaient des cocardes rouges et blanches.

Chaque parti avait son capitaine et son "alfer" ou porte-étendard; il se composait d'un nombre indéterminé de brigades. Chacune de celles-ci, commandée par un brigadier et un sous-brigadier, comprenait cinquante à cent combattants, plus un nombre de "souteneurs". C'est-à-dire de camarades apostés pour les maintenir sur leur fragile monture et les remplacer si une chute les mettait hors d'état de courir à de nouveaux dangers. Ces brigades ont atteint parfois le nombre de douze de chaque côté, ce qui formerait un total de quinze cents à deux mille combattants.

Plusieurs corps de métiers avaient des brigades qui portaient leur nom; d'autres fois, c'était le quartier qui constituait entre les différents corps la ligne de démarcation. Parmi les  " on comptait : "la brigade des Porte-faix"; - celle des "Bouchers" coiffée de bonnets à poil; - celle des "Soubises" recrutés dans la rue de la Croix et qui portaient une casquette de fer blanc ornée d'une grenade, rouge pour les simples échasseurs, d'argent pour le brigadier; - celle des "Mélans"Grenadiers noirs" fournie par la place du Pied-du-Château et le quartier environnant; - celle des "Bateliers"; - celle de la "Plume" composée des avocats, procureurs et notaires; ces champions portaient la veste noire, la culotte blanche et le chapeau à cornes orné d'une plume dorée en guise de plumet; - celle des brasseurs appelée vulgairement la "maison du roi", parce que ceux qui la composaient occupaient les postes d'honneur, portaient les culottes de satin rouge et le chapeau rond avec panache; leurs chefs avaient, selon leur grade, une écharpe d'or ou d'argent aussi les accusait-on ordinairement d'aimer mieux parader que combattre; - enfin, celle des « Racasseux » formée de vétérans que l'on réservait pour les occasions décisives. Parmi les faubourgs un seul tenait parti avec les "Mélans", c'était le faubourg du "Val Saint-Georges", dit aujourd'hui les Trieux de Salzinnes, qui formait la brigade des "Briqueteurs".

Du côté des "Avresses", on comptait les brigades des autres faubourgs, et notamment la brigade de "Jambes", la plus forte du parti avec celles des "Tanneurs". Cette dernière portait culottes blanches, veste et "hosettes" rouges. Puis venaient: la brigade du prince de Ligne  formée par la rue du Pont-Spulard ; - celle des "Tailleurs de pierre"; - celle des "Écossais", autrement dits "Montagnards" hors de la porte Saint-Nicolas, vêtus de la manière qu'indique la première de ces dénominations; - celle de "Vedrin", qui portait sur sa bannière la figure d'une vache, ce qui lui valut aussi la qualification de "brigade de la Vache", enfin, celle de "l'Astalle", composée des ouvriers bûcherons et autres travaillant au bois; elle se recrutait dans la rue Saint-Nicolas et tirait son nom de ce que, à défaut de plumets plus élégants, ces combattants portaient au chapeau un éclat de bois appelé en patois "astalle".

Les deux partis avaient aussi une brigade de "Cuirassiers" et une autre de "Hussards" ou "Grenadiers rouges", ainsi appelés à cause de leur uniforme.

L'échasse namuroise était longue de huit à neuf pieds; un patin y était fixé à environ trois pieds du sol, de manière que l'extrémité supérieure de l'échasse parvînt à la hauteur de l'épaule; les pieds posés sur les patins, le jouteur s'affermissait dans cette position en plaçant les mains dans l'espèce de garde qui se trouvait vers le haut de l'échasse.

De même que les tournois du moyen âge, les combats d'échasses avaient leurs règles; s'en départir était chose déloyale.

Ainsi, pour démonter un ennemi, on ne pouvait que pousser avec le coude et "pitter", c'est-à-dire frapper du pied de l'échasse contre le pied de l'échasse de son adversaire. Quelquefois, échauffés par le combat, les champions demandaient le "boute-à-tot". C'était là un duel à outrance oh il était permis de faire arme de tout, de frapper de la tête, des pieds, des poings, des échasses, etc., oh l'on pouvait, enfin, culbuter une brigade entière en "donnant l'avion", c'est-à-dire en étendant une de ses échasses presque horizontalement au milieu de la mêlée, et eu renversant ainsi tous ceux qui se présentaient pour avancer dans cette direction.

Le lieu ordinaire, du combat était la place Saint-Remy. Les brigades de "Mélans" arrivaient par le haut de cette place; celles des "Avresses", par la porte Hoyout. Chaque parti était précédé de la brigade particulière du capitaine. La mêlée commençait et les combattants s'y jetaient avec tant d'acharnement, que le maréchal de Saxe qui en fut témoin en 1748, s'écria : "que si deux armées étaient, au moment de s'entrechoquer, animées au point qu'il avait vu cette jeunesse, ce ne serait plus une bataille, mais une boucherie affreuse".

Tant que le combat durait, les deux alfers, placés au balcon de l'hôtel de ville, faisaient alternativement flotter leur bannière lorsque la victoire semblait pencher vers leurs bataillons respectifs. Quand, après s'être entrechoqués pendant quelques heures, s'être repoussés, d'un côté, jusqu'au delà de la place Lillon, de l'autre, jusque dans les rues de Fer ou de Bruxelles, les deux partis se trouvaient harassés, l'un d'eux finissait par s'avouer vaincu. Alors, pour célébrer leur succès, les vainqueurs "levaient l'échasse", c'est-à-dire sautillaient sur une échasse en soulevant l'autre de la main droite. Enfin les tambours et les fifres jouaient une marche victorieuse, et la troupe entière "reppait" ou, en d'autres termes, dansait entraînant fortement le pied de l'échasse sur le pavé.

L'une des plus célèbres joutes à échasses eut lieu le dernier jour du carnaval de l'an 1669. Elle a inspiré au baron de Walef un poème en quatre chants qui a été réimprimé à diverses reprises.

Dans la seconde moitié du XVIIIme siècle, le magistrat, qui ne voyait dans ce jeu qu'une source de querelles et de blessures, et qui depuis longtemps cherchait à le faire disparaître, ne l'autorisa plus qu'à des intervalles de moins en moins rapprochés, et finit même par le proscrire entièrement. Bientôt éclata la révolution brabançonne, puis arriva l'invasion française, et le jeu des échasses tomba comme une foule d'autres vieilles institutions.

Néanmoins l'amusement favori des Namurois ne disparut pas subitement. A l'époque de l'empire, trois brigades parvinrent à se reconstituer. Les porte-faix, derniers restes des Mélans, prirent le nom de "bleus", à cause de la couleur qui dominait dans leur costume; les tanneurs, qui représentaient les Avresses, s'appelèrent "Nankinets", par allusion à l'étoffe dont leurs vêtements étaient confectionnés. Ces deux brigades formaient un total d'environ cent cinquante hommes vêtus d'une espèce de traban, d'une veste serrée et d'un large pantalon. La troisième brigade, aussi faible que les précédentes, prit le nom de "Hussards". Le 3 août 1803, lors de l'arrivée de Buonaparte à Namur, ces brigades donnèrent une joute à laquelle le premier consul prit un assez médiocre intérêt. Enfin un autre combat, où le nombre des champions était encore diminué, eut lieu le 26 septembre 1814, pour célébrer l'entrée de Guillaume d'Orange à Namur. Ce fut le dernier. Depuis cette époque on n'a vu, à deux ou trois reprises, qu'une petite troupe de gens montés sur des échasses défiler fort tranquillement dans quelques occasions solennelles.

Encore un demi-siècle, et on aurait oublié jusqu'au nom de cette fête nationale, si M. Jules Borgnet, le savant archiviste de Namur, n'en avait conservé le souvenir par son excellent Mémoire, auquel nous avons emprunté les détails donnés ci-dessus.


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