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  Légendes______________________________________Alain Voisot


LES NUTONS DU CONDROZ ( Tome 2 )__________
   

                           " Contes et légendes du Condroz" écrit par Alain Voisot.
                                     "le chantoir enchanté".  Extrait du tome deux.

 
     Prologue.
 
Une nouvelle famille de Nutons, jusqu’alors inconnue, vit dans les souterrains du Condroz liégeois. Deux adolescents en séjour chez leur grand-mère à Ouffet découvrent, par hasard, l’une des entrées de la Centrale de l’Imaginaire des Légendes et de l’Etrange (CILE) bien connue des Liégeois pour d’autres usages. La rencontre se révèle difficile. Les Nutons du Condroz, dirigés par le Grand Nuton Jean, leur imposent un choix : soit d’être soit transformés en pierre et de rejoindre les garnitures du château de Villers-aux-Tours à Anthisnes, soit d’accomplir une mission qui leur donnera le titre d’agent des Nutons du Condroz. Le choix est évidemment fait de relever le défi. Leur mission aura été d’assurer la livraison d’une commande faite par une sorcière de la région de Haccourt « au pais di Macrales ». Le parcours traverse la province de Liège du Sud vers le Nord en passant par la ville de Liège. Les rencontres et les épreuves nous font découvrir une région riche en trésors et en surprises liés à des personnages inquiétants, cocasses, baroques. Arrivés au terme de leur périple, intervient le sorcier Gratmort, le plus stupide de la confrérie internationale des sorciers. Roublard, il parvient à capter la livraison. L’aventure repart dans l’autre sens et l’on revient vers le Condroz. Gratmort se fait accompagner par le Mosasaure de la Montagne Saint Pierre à L’Ixhe. Ce varan géant découvert à la fin du 18ème siècle dans les carrières de pierre se prend pour un dragon… mais il a un point faible : il est amateur de maïs. Ce sera sa perte.
 

      Gratmort, prisonnier du château de Modave
 
Bien cachée au fond du Condroz, baignée de calme, la Vallée du Néblon est une petite merveille sauvage, un écrin de verdure, une cachette idéale. Il fait bon s'y attarder et s'y perdre. A la belle saison, le frémissement du feuillage disperse des éclats de soleil dans les clairières assoupies. La fraîcheur de l'air porte des odeurs de terre humide, de bois et d'herbes inconnues et oubliées. Sur les versants, au-dessus des talus, de courtes falaises  barbouillées de mousses et de lichens laissent affleurer la roche humide. Par endroit,  la vallée est si étroite que les clapotis de la rivière reviennent en écho contre les piliers de cette cathédrale forestière. Le Néblon passe sous un petit pont de pierre, dévale un lit de gravier et disparaît sous un fatras de branchages effondrés. Barricadées dans les fougères, on devine à peine les rives.  Elles se fondent dans le décor au détour d'un méandre pour ressortir plus loin.   Le silence est monacal, apaisant. Les abeilles laissent des traits de lumière dans les rayons de soleil. L’air est doux, soyeux, hypnotique et vous fait glisser dans une somnolence apaisée. Blotties ou embusquées dans ce cocon de verdure sauvage, de très rares petites maisons de pierres, solides et rustiques bordent l'unique route de la vallée. Autour du lieu dit du Moulin du Néblon, les portes de fer de la CILE* sont bien fermées. De lourdes barres de fer ont été placées sur leurs calles d'acier par le muton Dieumerci, le gardien des lieux. Au plus profond des tunnels et des couloirs, le sorcier Gratmort, égaré mais heureux, sonde l'obscurité avec une torche trouvée là…"par hasard".  Il avance, s'arrête, scrute les parois de la galerie et avance encore. Il devine un halo de lumière et presse le pas. C'est droit devant.  Il débouche dans une vaste salle voûtée garnie de grands lustres en verrerie vénitienne. Ca y est ! Il a découvert le monde des Nutons du Condroz !  Il en est sûr. C'était donc vrai…Autour de lui, plusieurs portes de chêne. L'une d'elle est entrouverte, il s'approche, pousse le lourd battant et s'exclame :
   - Pouah, ça pue les livres ici !
Devant lui, une salle garnie de rayonnages lourdement chargés de gros livres, de liasses de papiers, de rouleaux de parchemins, de carnets et de grimoires. Poussé par sa curiosité cupide, Gratmort y pénètre et contourne un comptoir de bois. Dans un coin, il remarque un grand pupitre dominé par deux chandeliers d’argent garnis de bougies effondrées. Derrière, une forme étrange laisse échapper un grand soupir.
Une petite voix de femme se fait entendre
   - Ils auraient pu me prévenir, tout de même et ne pas me laisser toute seule ici, on ne me dit rien à moi et en plus, il y a ce Gratmort qui rôde…
   - Qu'est-ce que vous avez contre Gratmort ?
La forme étrange sursaute et se redresse. Devant lui,  une grosse femme au visage d'enfant un peu vieilli…
   - Vous êtes déjà là ?
   - Qui êtes-vous ? lance Gratmort d’un ton menaçant.
   - Je suis Josette, la bibliothécaire principale des Nutons du Condroz et vous ne me faites pas peur. Je sais me défendre. Je suis une ancienne sorcière qui a renoncé à ses pouvoirs maléfiques pour monter en grade et devenir la bibliothécaire des Nutons du Condroz.
   - Je me fiche de votre histoire. Où sont les Nutons du Condroz ?
   - Je n'en sais rien, ils ne me disent jamais rien, ils m'ont laissée toute seule ici…
   - Et tout cela, c'est quoi ?
   - Cela ne vous regarde pas, sortez d'ici !
   - Non mais dis donc, grosse truie, on ne me parle pas sur ce ton !
   - Comment ça,  grosse truie ? espèce de marcassin puant, sortez ou je…
   - Je quoi ?
Prenant tout son courage, Josette se lève pour saisir sa baguette magique posée devant elle sur le haut du pupitre mais elle s'effondre aussitôt sur le sol dans un bruit de bouteilles et de canettes de bière vides. Gratmort se précipite, attrape l'instrument magique et jubile devant la détresse de Josette.
Elle lui jette une canette de bière à la figure…une canette pleine.
Gratmort, étourdi par le choc, lâche sa proie et recule. Josette se précipite et le pousse contre un rayonnage qui s'écroule sur lui dans un fracas de bois brisé et un nuage de poussière. Le meuble en bouscule un autre qui s’abat sur Gratmort.
   - C'est bien fait, c'est bien fait, sale type, jubile Josette…
   - Attends un peu, montagne de suif, boudin d'iguanodon, je vais te…
Une lourde pile de grimoires lui tombe dessus. Dans la confusion, Josette parvient à se sauver en se dandinant entre deux rayonnages surencombrés. Gratmort se lance à sa poursuite. Dans sa fuite elle tire un tiroir pour faire un barrage mais c’est toute l’armoire qui bascule. Gratmort est enseveli sous une avalanche de grands livres poussiéreux et autres liasses de papiers. Josette en profite pour revenir à son pupitre, referme son grand livre et l'emporte avec elle. Gratmort hurle de rage, repousse des kilos de papiers, se relève. Traînant la patte, il se lance à la poursuite de Josette. Au moment où il ressort de la bibliothèque, il voit une lourde porte de chêne se refermer et un cliquetis de serrure effaçant tout espoir de rattraper la fuyarde. Tout ce vacarme aura donné l’alerte. Josette peut marcher tranquillement et retourner vers sa chambre à Ouffet pour y retrouver ses livres. Gratmort, couvert de poussière, jure et « sacre » tous les démons de l’enfer. Il se jure de tailler en pièces cette sorcière. Réajustant ses grosses lunettes, écumant de rage, la morve au nez, la bouche ouverte, il cherche à ouvrir les portes mais elles sont toutes fermées.
   - Je vais tout brûler…j'aime brûler le papier, j'adore brûler les livres.
Tous les jours, devant sa grotte de la Montagne Saint-Pierre, il brûle quelque chose. Il est fasciné par le feu, par la destruction, l'anéantissement… Cela le met dans un état jubilatoire.
Le vacarme et les odeurs de brûlé guident les Nutons du Condroz en alerte. Quelques-uns arrivent dans la bibliothèque par une entrée secrète. La porte de la salle se referme brutalement. Gratmort se retourne et voit qu’il est piégé. Il se retrouve seul se débattant dans une fumée qui lui pique les yeux. Il cherche une échappée, frappe sur les portes, tire sur les clenches et les verrous de fer…Finalement une porte s’ouvre, comme par hasard, et Gratmort s’engouffre dans l’embrasure. Devant lui, un tunnel balisé par des torches de feu, au sol, des rails rivés dans le rocher…il avance. Au loin, une pâle lueur jaunâtre semble signaler une sortie.
 
Pendant ce temps le Grand Nuton Jean vautré, effondré, avachi dans un fauteuil, lit tranquillement la Gazette des salles de vente Trou Haut tout en s’empiffrant de pralines aux amandes grillées versées en vrac dans une coupe de cristal du Val Saint Lambert. Autour de lui, les Nutons du Condroz courent en tous sens, discutent et repartent. Les portes claquent, on dévale les escaliers….
   - Alors, c’est bientôt fini toute cette agitation, tout ce boucan.  Attrapez-moi Gratmort et qu’on en finisse. Je veux être tranquille chez moi !
Patine, rivée à son télépatine, ne parvient pas à finir ses explications du comment et du pourquoi de cette situation.
  - Je ne comprends pas comment c’est possible que…je ne comprends pas que ceci…que cela...je-ne-comprends-pas…
Un nuton compatissant se propose pour lui faire l’état des lieux et lui décrire la situation :  
   - Que je vous explique Baronne-Patine, votre allégresse réjouissante…

   - Hein ?
   - Je…
   - Hein ?
   - À deux, on saute et à trois on remonte !
   - Hein ?
   - Elle est sourde comme un pot
Patine veut tout savoir pour tout expliquer.
 Elle lance un :
   - Où est Josette ? Elle ne fait rien pour attraper Gratmort, elle ne fait jamais rien, elle n’aide pas, elle se laisse vivre…Grand Nuton Jean, fais quelque chose…
   - Quoi ? que puis-je faire ? que je fasse quoi ?…laisse-moi dormir.
Sous la gouverne du Nuton Francis, des groupes de Nutons se répartissent les missions. Gratmort est piégé dans la CILE mais il est capable de causer beaucoup de dégâts. Il faut le capturer sans qu’il puisse se défendre.
 
Gratmort, cherchant la sortie, se dirige vers une porte, tire, ouvre et se trouve face à la paroi de la salle…
   - Sales nutons, ils ont fabriqué de fausses portes
   - En fait, c’est un rideau peint en trompe l’œil, idiot !
   - Qui va là ?, Quo vadis ? vade retro salle-tanas !
Une voix traverse la salle :
   - Je suis là, Gratmort,  je suis de ce côté…non ici, regarde…mais non, je suis ici !
Le crapaud humain ne sait plus où frapper, il tourne et se retourne en tous sens. Les murs parlent, résonnent, les voix viennent du plafond, de derrière, de côté…
Les Nutons du Condroz s’amusent et jouent à cache-cache avec Gratmort. On ouvre des portes, on en ferme d’autres et Gratmort avance. Les serrures et les gonds grincent. Par ce jeu, les Nutons orientent leur prisonnier vers les geôles du château de Modave.
Tout ce bruit, toute cette agitation finissent par agacer le Grand Nuton Jean.
   - Ca suffit maintenant, attrapez-moi ce baraki d’kermesse et mettez-le dans un cul-de-basse-fosse, n’importe où, mais je ne veux plus rien entendre.
   - Il faut l’enfermer dans les geôles du château de Modave, votre Cyclopéenne Eminence, c’est le seul endroit dont nous disposons pour incarcérer cet individu.
   - Faites ce que vous voulez, mais foutez moi la paix, je veux du calme.
Patine intervient…
   - Ce n’est rien, il est juste un peu soupe au lait !
   - Soupe à la grimace, oui !  Il est insolent, grossier et très mal élevé, marmonne un Nuton résigné.
Le nuton Francis, à la manœuvre, détaille son plan :
   - Il faut le diriger vers les trappes de la cuisine du château et le neutraliser en l’ensevelissant sous une montagne d’ordures.
   - Il risquerait de s’y plaire, c’est lui faire trop d’honneur…reprend un autre nuton.
   - Il faut l’empêcher de sortir sa baguette magique ou de lancer une formulation quelconque.
 
Gratmort est orienté vers une galerie qui remonte. Dans sa fuite « dirigée », il arrive dans les cuisines du Château de Modave. Il entre dans une salle voûtée, sombre. Prudent, il avance vers une autre porte et soudain…une avalanche de déchets de cuisine lui tombent dessus et le recouvrent jusqu’au cou.
Devant le spectacle de cette montagne d’ordures, les cris de joie et les commentaires commencent.
   - Tiens, Patine a pris enfin le temps de ranger ses cuisines, s’étonne un nuton médisant.
   - Non, non, elle a juste passé un petit coup de balai.
Patine est furieuse devant le spectacle de tous ces nutons hilares.
Enfoncé dans la masse, Gratmort ne parvient plus à bouger et s’égosille en vulgarités et jurons inaudibles.
Des cordages liés à des tiges de bambou sont passés à travers le tas d’ordures. Se saisissant de chaque extrémité, les nutons tournent autour du tas en sens inverse et, se croisant, parviennent à ficeler Gratmort. Le vieux sorcier sent bien qu’il est de plus en plus entravé. Arrivés aux épaules de Gratmort, les nutons commencent à déblayer les ordures et celui-ci apparaît, ficelé des pieds à la tête, garni d’épluchures de pomme de terre, de rognures de choux, de feuilles de salades flétries et autres garnitures de compost. Les nutons lui sautent dessus et le plaquent au sol. Ils finissent les ligatures, lui vident les poches et le remettent sur le dos.
C’est alors qu’apparaît le Grand Nuton Jean.
   - C’est donc toi le sorcier Gratmort ?
   - Je ne dirai rien sur l’absence de mon avocat.
   - En l’absence de ton avocat…
   - Ce procédé est illégal, je vous traînerai devant la justice.
   - Oui, bien sûr…et tu paieras ton avocat avec quoi ?
   - Avec de l’or…de l’or, oooui j’ai de l’or, je suis riche…la justice, c’est pour les riches et les lois sont faites pour moi.
  - Nous aussi nous sommes riches et plus que toi. Qu’as-tu fait de la formulation magique commandée par la sorcière Bonnie ?
   - Allez vous faire voir…
   - Tu es un voleur de pommes, Gratmort, un rapineur, un gratteux médiocre…un fraudeur…
   - Oui et j’en suis fier, on ne me la fait pas à moi ! Ahahahah !
   - Et maintenant, tu fais quoi ?
   - Je…, Je vous déteste, je vous hais tous, bande de sales nabots, Nutons du Condroz…bande de rats, cafards, cloportes…bande de…
   - Il suffit, emportez ce débris et préparez-lui un procès en bonne et due forme.
Le Grand Nuton Jean s’éloigne suivi de sa cour, de ses conseillers et de ses administrateurs dégueulés-généraux aux affaires courantes…
 
Gratmort, les chaînes aux pieds, avance dans le couloir de la cave du château de Modave. Il sème derrière lui quelques  éclats de tomate, de poire blette et des feuilles de poireaux cuites. Les mouches tournent autour de lui sans oser l'approcher. Des œufs pourris écrasés glissent sur la cuirasse de son indifférence.  Arrivés au fond du couloir à droite, les nutons lui enlèvent son vieux manteau et le découpent pour s’assurer qu’il ne cache rien dans la doublure. Les Mutons-geôliers ouvrent un cachot en partie taillé dans le roc. Gratmort est poussé dans cette caverne. Un anneau de fer se referme sur sa jambe. Il est relié à une chaîne  et un boulet qui sont arrimés à un piquet de fer fixé au sol. Le cliquetis de la serrure rassure tout le monde. Nous  voilà enfin tranquilles. Gratmort, attaché et ferré ne peut plus nuire. Dans les grands salons du château, Patine n’en finit plus de raconter cet épisode à on ne sait qui avec son télépatine. Le grand Nuton Jean lui fait remarquer qu’il y a déjà une heure qu’elle télépatine…
   - Ce n'est pas moi qui appelle, on m'appelle !
Haussement d’épaules.
 
Au sous-sol, une cassette se remplit de tout ce que l’on retrouve sur Gratmort : des papiers, des fioles de liquide aussitôt envoyées aux laboratoires de la CILE pour expertise, des baguettes magiques cassées, des boîtiers en corne de dragon.
 
Pour fêter cette victoire, un banquet est organisé dans le grand salon du château. Au menu, en entrée : fauteuil au foie gras de la Ferme de la Mulardière d’Abée. Suivent la Panade de Mosasaure, la fameuse quiche au fromage de Méan et aux norteils de Gratmort, la soupe Patine et la salade Patine o-bli-ga-toire ! Les desserts seront des Délices des Nutons du Condroz, d’excellents petits fondants au chocolat. Pour le Grand Nuton Jean, rien de tout cela. Son menu exclusif est une platée de saucisse-purée.

Quelques grands vins circulent et l’on sort les carafes et les verres de cristal du Val Saint- Lambert. Le champagne de la fée Francine et l’Elixir des Nutons du Condroz sont servis. Le château de Modave prend peu à peu une ambiance de fête. C’est une de ces réjouissances authentiques, à laquelle tout le monde est invité, car pour une fois, on fête vraiment quelque chose.

 
A la fin du repas, le Nuton Jean réfléchit…
Cela m'amuserait de trouver un avocat pour Gratmort, finalement j'aime le sport. De toute façon, il est déjà condamné aux travaux forcés pour assurer sa subsistance de bagnard, mais je vais le considérer comme innocent, pur, angélique… Les Nutons du Condroz se regardent, surpris d'entendre de tels propos de la part de leur souverain.
   - Finalement, c'est un forcené, un délinquant du troisième âge ! Je vais proposer à Laurent d’être son avocat : qu’en pensez-vous ?
   - Ah, c’est une lumineuse idée, votre Excellence Hyperbolique.
Pendant ce temps, dans les sous-sols du château, l’humidité suinte des murs tout comme la bêtise dans le crâne de Gratmort.
 
Le lendemain matin, un Muton-geôlier entre dans le cachot et, d’un coup de pied, réveille Gratmort.
 
   - Allez Gratmort, il y a du travail. Ici nous croyons à la vertu de la rééducation par le travail et nous n’allons pas te nourrir à ne rien faire. Donc, tu vas nettoyer les cuves des sanitaires du château puis remettre de l’ordre dans les cuisines de Patin.
   - Ah non, pitié, je veux bien nettoyer les latrines et les écuries, vider la fosse à purin…mais pas remettre de l’ordre dans les cuisines de Patine. Je ne suis ni Sisyphe ni Hercule. Pitié, tout ! mais pas cela… !
Sa demande est exaucée. Gratmort passe sa journée à ces basses besognes. Au soir, une gamelle de haricots moisis et un pot d'eau croupie sont déposés devant les barreaux. Gratmort marmonne et rumine sa vengeance.
 
Le silence domine la nuit.
Gratmort s’approche de la porte de son cachot et apostrophe son geôlier.
   - Hep, hep, approche, comment tu t’appelles ?
L’autre ne répond pas
   - N’aie pas peur, je suis prisonnier… Ce n’est pas drôle d’être geôlier. ? c’est bien mieux d’être joaillier…aha aha ahah !
   - Imbécile…tais-toi, Gratmort.
   - Ne crois-tu pas que tes conditions de travail sont quelque peu médiocres ?…on ne te confie que de basses besognes.
   - J’ai dit, tais-toi ! Silence !
   - Mais enfin, regarde, tous les autres sont en train de dormir dans des lits douillets et toi, tu es là à faire le planton, c’est injuste.
   - Je fais mon travail de Muton-geôlier… je suis un demi-nuton, un mutant, un hybride…
   - Et les nutons sont racistes et plutôt égoïstes. Ils abusent de ton statut.
   - …
   - Tu crois que je ne connais pas la situation des Mutons ?
   - Silence !
   - Allez, tu sais bien que j’ai raison. Je peux t’aider, tu sais…
   - Vas-tu te taire ?
   - Moi, je t’offre l’occasion de prendre ta revanche. Regarde, j’ai de l’or dans les semelles de mes souliers, regarde, viens voir…de l’or pur…pour toi, si tu me libères…
Voyant l’or briller dans la main de Gratmort, le Muton-geôlier change d’humeur.
   - Si je vous libère, je dois venir avec vous et je deviens votre associé. Ici ma vie sera finie. Si je trahis, je serai transformé en statue de pierre pour faire  garniture dans  le parc du château de Villers-aux-Tours !
   - Pas de problème, j’ai du travail pour toi et tu deviens mon associé.
   - Je veux mon mosasaure pour moi tout seul !
   - Tu veux un mosasaure pour toi tout seul ?...et pourquoi faire ?
   - Pour être indépendant tout en étant votre associé. Je ne veux pas devenir votre serviteur.
   - Je te promets que tu auras ton mosasaure pour toi tout seul, un vrai… alors, c’est d’accord ?
   - Ouais…mais quelle garantie puis-je avoir que vous tiendrez votre promesse ?
   - Euh…je te donne ma parole, voilà…
   - Cela ne vaut rien, vous êtes le plus cupide des sorciers. Je veux une garantie sérieuse.
   - Je n’ai plus rien avec moi que de l’or.
   - Donnez-moi vos souliers et le plan des cavernes de la Montagne Saint-Pierre. Je vais y aller et si je trouve ce que je veux, alors je reviens vous libérer. La relève de la garde a lieu dans quelques minutes, voilà un papier et un crayon, dessinez-moi le plan et l’endroit où se trouve le gisement de mosasaures.
Gratmort commence à griffonner un plan et place une croix presque au milieu d’un ovale.
   - Voilà, ce sont les galeries des carrières de la Montagne Saint Pierre et là, c’est mon laboratoire. Le gisement des mosasaures se situe exactement en dessous. Tu trouveras dans l’armoire du fond la formulation magique bleue Hydriclassuratilune. Il te suffit d’en verser un verre sur le sol et un mosasaure surgira des profondeurs. Flottant dans l’air, enfin libre, il va venir te flairer, il te prendra pour son libérateur. Alors, tu pourras monter sur son dos pour le conduire où tu voudras…et tu seras le maître du monde.
   - Bon, d’accord, si ça marche, je reviens prendre ma garde demain et je vous libère…sinon, je me vengerai et je ferai tout pour vous perdre.
   - Comment tu t’appelles ?
   - Aloix
   - Affaire conclue, Aloix ?
   - On verra après…
 
Quelques minutes plus tard, une équipe de quatre Mutons-geôliers arrive et deux prennent la garde. Aloix repart avec les autres vers les étages supérieurs du château pour ensuite retourner chez lui dans les galeries de la CILE.
Au soir, il quitte sa grotte en suivant une petite galerie et sort à l’air libre par la grotte de Ramioul à Engis
Il remonte à pied le long du fleuve et trouve une barque cachée dans les roseaux. Porté par le courant, il passe devant plusieurs villages. Vers la fin de la nuit, aux premières lueurs du jour, il aborde le rivage au-delà de Visé et cache son embarcation aux abords d’un sous-bois.
Il remonte la route de Lanaye vers la Montagne Saint Pierre.
Evitant les maisons et les premiers fermiers qui vont aux champs, il arrive au pied de la montagne. Il observe que personne ne l’a suivi et sort, de sa chemise, le plan dessiné par Gratmort. Il doit avancer plus loin vers le Nord.
Arrivé dans un petit ravin caché dans un bois, il découvre une clairière au pied d’une falaise. Au milieu de cendres éteintes, des déchets divers et, au détour d’un rocher, une large ouverture. C’est là, c’est la caverne de Gratmort. Il entre doucement et trouve une torche de poix sur le sol. Il allume sa mèche d’amadou et enflamme la torche qui élargit son aura de lumière jusqu'au plafond.
Devant lui des galeries partent en tous sens, à droite, à gauche, devant. Il reprend le plan et avance vers la droite…deuxième à gauche, première à droite…troisième à gauche…il arrive dans une vaste salle. Le plafond, taillé dans la roche, est très haut. Dans un coin, un grabat, une table avec un énorme cube de verre et un fauteuil. Dans le fond, des étagères et des armoires métalliques verdâtres et grises. Aloix s’approche et ouvre les portes… Quel fatras de fioles, de flacons et de bocaux sales et glauques !
Aloïs lit des étiquettes griffonnées ou tapées à la machine à écrire folle : 
   - Casciduralies, tétraminox, Haldéhydolys… Haldéhydorose, Hydriclassiratisol … Hydriclassuratilune… Voilà, j’ai trouvé…Hy-dri-cla-ssu-ra-ti-lune… Hahaha, je vais changer de vie, je vais devenir puissant et respecté…
Aloïs prend délicatement le flacon bleuté et revient vers le centre de la salle.
Il débouche le flacon et doucement le penche. Le liquide arrive au goulot et quelques gouttes tombent sur le sol…aussitôt absorbées par la poussière lourde et moite, puis un filet bleu coule au sol formant une plaque vite absorbée.
Silence, il ne se passe rien, de longues secondes semblent ne plus finir…
Soudain, un frémissement se fait sentir dans l’air, une vibration, un tremblement, un éclair emplit la salle. Dans une nuée d’étincelles multicolores apparaît, surgissant du sol, la gueule entrouverte et la peau luisante, un mosasaure remontant verticalement jusqu’au plafond de la salle. L’animal bascule lentement sur le dos et flotte à un mètre au-dessus du sol…
Il ouvre sa gueule garnie de crocs énormes, tire sa langue et bâille tant qu’il peut. Doucement, il se laisse basculer sur le côté et regarde fixement la torche de feu. Ebloui par cette lumière, il a un sursaut, recule et observe les lieux…
Il est énorme, il doit bien mesurer au moins 15 mètres de long…il étire ses pattes et entame une nage dans l’air, une nage lente dans l’espace confiné de la grotte de Gratmort. Il tourne et flaire les parois, revient vers le centre et regarde vers la flamme…
Aloïs est pétrifié de terreur et n’ose pas bouger.
Il sent qu’il doit éternuer, l’envie monte et explose…le mosasaure sursaute et se retourne, remonte vers le haut de la salle et regarde en tous sens autour de lui. Vers le bas, il remarque Aloïs, le considère avec attention et s’approche…Aloïs est glacé. Le mosasaure s’approche encore et le touche presque de l’extrémité de ses naseaux. Il recule un peu et ouvre son immense gueule. Aloïs s’effondre sur le sol. Quelques instants plus tard, reprenant ses esprits, il se trouve à un mètre de l’énorme tête. Calme, le regard rassurant, la bête contemple Aloïs. Peu à peu, la confiance s’installe et Aloïs s’avance et pose sa main sur le museau du monstre. Les yeux mi-clos, le mosasaure lui fait comprendre qu’il est en confiance. Aloïs avance et caresse son cou. Il revient à hauteur de son regard et lui fait un large sourire…
Quelques instant plus tard le Muton se retrouve installé au creux du cou de l’animal, installé comme dans un fauteuil de cuir bien chaud…Il le caresse vers l’avant et l’énorme masse s’élève dans les airs , une caresse à droite, il tourne et glisse vers la droite, une autre sur le côté gauche et il repart dans l’autre sens. Une caresse vers l’arrière et il redescend vers le sol. C’est intuitif et si facile…
Les premières lueurs du jour apparaissent. Il faut vite retourner vers le Condroz.
Rasant les collines et le sommet des arbres, la mosasaure vole à pleine vitesse le long du fleuve, il survole les villages sans bruit, croise l’odeur des fournils des boulangers en plein travail.
 
      L'évasion de Gratmort par la grotte de Comblain-au-Pont
 
Aloïs et son mosasaure survolent les derniers méandres du fleuve.
Le ciel éteint ses dernières étoiles. Arrivé dans la vallée du Hoyoux, Aloïs guide le mosasaure vers le petit vallon des framboisiers. Il pose sa monture au sol, lui glisse une corde autour du cou et l’attache solidement à un chêne centenaire.
Au matin, le château de Modave s’éveille. Aloïs revient par les cuisines. Il est en retard pour son tour de garde et se fait sermonner par le chef des Mutons-geôliers. Il rejoint son poste et attend que tout soit calme.
Après avoir assuré ses arrières, il s’approche du cachot de Gratmort.
Le sorcier tourne en rond en secouant ses bras en tous sens, il soliloque et joue nerveusement avec son dentier qu’il fait tourner bruyamment dans sa bouche. Il refait son parcours, cherchant la faute qui lui a été fatale.
 
Aloïs murmure :
   - J’ai mon mosasaure
   - Formidable, tu vas donc me libérer ?
   - C’est notre contrat. Mais pour que je ne sois pas accusé de complicité, il faut que vous 
m’assommiez…mais pas trop fort.

   - Compte sur moi…
Aloïs ouvre le cachot et laisse sortir Gratmort.
   - Voilà, vous me faites juste une bosse sur la tête et vous partez dans cette direction, les portes sont ouvertes vers l’extérieur.
Sournois, Gratmort soulève la pelle et frappe le plus fort possible dans l’espoir de se débarrasser de ce naïf imbécile. Le choc est très violent et Aloïs s’effondre sur le sol. Le sorcier dépose la pelle et s’éloigne vers la porte des cuisines. Un bruit de couloir le fait repartir vers une porte grise et il se retrouve seul, de nouveau, dans les couloirs de la CILE. Gratmort parcourt une interminable galerie. Il arrive dans une salle creusée dans le rocher. Au milieu, une longue table garnie de chandeliers, tout autour, des sièges, des fauteuils, des tabourets montrent que plusieurs nutons étaient occupés ici. Il approche, fouille le fatras d’objets divers et trouve un parchemin où figure une liste :
 
Commandes de la semaine 24.
Fée Francine : une canette d’or et une baguette « champagne » de rechange
Fée Minouri : un sac à malices de facture moyenne.
Sorcière Bonnie d’Aubin : un sachet de pâquerettes mandchoues séchées.
Sorcière Jeanne des Rodjes Macrâles d’as Boncelles : 1 tiret de madroite
Fée Mêle-Usine : 3 Ulines de bare-draoute 5 tirets de main forte
Fée Carat-bosse : 1 totet + 3 tirets de blagonne
Fée Lure : un pot magique cassé.
Fée des Râles : un kilo et demi de règlements administratifs.
Fée des Rôts : un courant d’air frais.
Fée Brile : Un potiquet de calmant.
Fée Tiche : Un totem portatif.
Fée Sait : un martinet en papier et des gants d’ortie.
Fée Gnante : un matelat automatique.
Fée Mure : trois cents briques invisibles
Fée Minithé : une culotte avec des bretelles.
Fée Néante : Rien
Fée tard : trois tonnes de confettis en plomb rose
Fée Stin : une marmite de soupe Patine…
 
Fébrilement, Gratmort saisit des fioles, des boîtes, des tubes et bourre ses poches de flacons, de boîtes en ivoires, d’étuis de cuir et de verre contenant des poudres scintillantes, fluorescentes, vibrantes, tout ce qui lui semble intéressant. Au centre de la table, un superbe vase de cristal bleu, taillé, brille de mille feux. Haut de trente centimètres il repose sur un socle carré. Gratmort se saisit du Ninglinspo, le vrai trésor des Nutons du Condroz... Son nom lui vient du ruisseau dans lequel il doit être plongé quatre fois pour retrouver ses pouvoirs magiques. Ce rituel doit-être refait chaque année au jour de l’équinoxe de printemps. Il contient la gelée dorée nécessaire à toutes les formulations les plus élaborées et à partir de laquelle sont conçus tous les artifices de la  magie féérique. Gratmort observe l’objet, sans comprendre, fasciné par le bleu profond mais il se doute bien qu’un si beau vase ne peut contenir qu’une matière précieuse. Elle est dorée et ressemble à du miel dans lequel scintillent de microscopiques particules de lumière…de la poussière d’étoile. Gratmort cache le vase dans une couverture qu’il serre contre lui, regarde aux alentours et repart. Plusieurs panneaux indicateurs signalent des directions ouvertes sur des galeries. Certaines d’entre elles sont équipées de rails et de wagonnets. Comblain-au-Pont…5 km. Un wagonnet stationne là, juste à l’entrée. Gratmort le pousse et monte sur le boggie. Dans un fracas de ferraille, le wagonnet dévale une côte, prend son élan pour remonter sur plusieurs dizaines de mètres, traverse plusieurs salles  et grottes encombrées d’objets d’art, de tables de travail, de matériel de laboratoire. Des tunnels et des galeries se croisent et s’entrecroisent. Peu à peu, le wagonnet ralentit et s’immobilise. Gratmort entend, au loin, des bruits métalliques : il est poursuivi. Il cherche une issue et se trouve devant un étroit passage qui tourne vers la gauche puis vers la droite et devient de plus en plus étroit. Il se glisse entre deux parois et débouche dans une grotte immense, superbe, ornée de stalactites, de stalagmites, de concrétions en chandelles et de cristaux. Il se trouve dans la grotte de l’Abîme de Comblain-au-pont. Gratmort avance. Il n’entend plus ses poursuivants
Soudain, un nuage de chauves-souris arrive sur lui…
Un sifflement et… la nuée noire se disperse d’un coup.
Devant lui, se dresse un Muton drapé dans une cape de laine beige.
   - Qui es-tu et que fais-tu là ? lui lance le muton.
   - Arrière, petit monstre, nabot, untermenschen…riposte Gratmort
   - Holà, je suis poli, tu dois me respecter, je suis le muton Trilby, gardien des lieux.
   - Casse-toi et laisse-moi passer.
Gratmort, menaçant, brandit le vase pour en faire une arme.
   - Mon dieu, le Ninglinspo sacré, tu as volé le Ninglinspo…
   - Si tu ne me laisses pas passer, tu le prends sur la figure, nain-nabot !
Devant la détermination de Trilby, Gratmort lance le vase dans sa direction. Ce dernier le rattrape fermement au vol et le serre contre lui avant de le déposer doucement dans un endroit protégé. Gratmort prend alors son élan et bouscule Trilby. Il disparaît dans l’un des couloirs de la grotte. Trilby hésite entre l’idée de poursuivre Gratmort et la nécessité absolue de restituer le Ninglinspo aux Nutons du Condroz. Il choisit de revenir avec le vase magique auprès de cette communauté qui ne l’a jamais vraiment accepté. Il espère avoir enfin l’occasion de se faire remarquer et accepter. Il reprend le vase et se dirige vers le fond de la grotte. Au détour du petit lac, le sol humide, la boue glissante lui font perdre l’équilibre et le Ninglinspo lui échappe des mains. C’est l’effroi ! Le vase se fracasse sur l’angle d’un rocher et provoque, dans  une explosion grandiose un nuage bleu et jaune constellé d’étoiles scintillantes. Les morceaux de cristal bleu sont projetés dans toutes les directions. Trilby est prostré sur le sol. Il reste immobile un long moment persuadé qu’il vit un cauchemar et qu’il va se réveiller. Le silence est insoutenable. Doucement, Trilby se relève. Le désastre est total.
 
      Ainsi sont nés les Porais de Tilff
 
Pendant ce temps, Gratmort arrive près de la sortie de la grotte de l’Abîme. Il sent un léger courant d’air. Il aboutit dans un espace circulaire. Une échelle,  posée contre la paroi de rocher l’invite à grimper vers une ouverture. Enfin le grand air, le ciel étoilé. Devant lui, au creux de la vallée, le village dort profondément.  Au loin, un chien aboie. Gratmort s’engage dans un sentier qui descend vers les maisons. Il longe les murs et arrive sur les rives de l’Ourthe. Il suit le chemin de halage en direction d’Esneux. Il passe à l’ombre de la roche du château de Fy et dépasse les moulins et les forges en sommeil. Il approche des premières maisons de Tilff. Soudain, il entend des voix au loin : les Nutons du Condroz sont sur ses traces. Pour ne pas être vu, il entre dans les arrière-cours du bourg, enjambe péniblement les clôtures, se retrouve dans les potagers. Il renverse les arrosoirs, piétine les salades et les carottes, écrase les épinards, bouscule les rames de haricots et marche sur un râteau dont le manche vient lui frapper violemment  la figure. Assommé,  il tombe en arrière et roule dans un rang de poireaux. De sa ceinture s’échappent plusieurs fioles et poudriers d’argent qu’il avait volés avec le Ninglinspo. L’un de ces contenants s’ouvre et laisse échapper une poudre magique sur le sol. Un vent léger soulève et emporte le contenu dans un tourbillon d’étoiles qui tournent autour de lui et retombent sur les poireaux. Soudain, après quelques secondes, dans un frémissement puissant, les poireaux  grandissent, grandissent et deviennent des géants de trois mètres de haut. Vacillant sous leur propre poids, les légumes gigantesques tombent au sol, d’autres sur Gratmort, les uns sur les autres, dans une confusion totale. Plusieurs s’animent, s’agitent, des pieds, des jambes apparaissent, puis des bras. Titubants, à tâtons,  les poireaux se remettent sur pied, retombent, se redressent, s’éloignent et marchent en tous sens. Ils  se dispersent, se cognent les uns aux autres, trébuchent, certains tournent en rond, d’autres repartent et franchissent les clôtures… Tels des fantômes égarés, des zombis hallucinés, les « porais » se dispersent dans les rues de Tilff.  Quelques-uns, restés autour de Gratmort consterné, s’approchent de lui, tendent les bras et articulent : « Papa…Papa… ». Gratmort, éberlué, regarde autour de lui cette révolution potagère. Il se relève doucement et cherche à fuir. Aussi vert de peur que ses poursuivants, il parvient à trouver un sentier. Poursuivi par ses fils naturels, Gratmort se dirige vers le pont de Tilff, le traverse et remonte péniblement dans les bois du Sart Tilman. Pendant ce temps, des dizaines de poireaux géants se dispersent dans les rues de Tilff…
Au petit matin, des cris, des hurlements, des appels au secours fusent de toutes parts. Les Tilffois découvrent l’invasion monstrueuse. Quelques heures plus tard, après l’effroi des premiers instants, les habitants, découvrent que ces monstrueux légumes sont aussi apeurés qu’eux. Certains les trouvent même plutôt sympathiques et décident de les adopter. Ainsi, à la fin de la journée, chaque Tilffois revendique le droit d’avoir son « Porais » géant à domicile. Depuis lors, il est courant, lorsque l’on visite un citoyen de Tilff, de se faire ouvrir la porte par un poireau de trois mètres de haut. Le légume, courtois et avenant, vous conduira auprès de vos hôtes et se plantera dans un coin de la pièce en attendant les ordres.  
Pourtant, ces porais sont bien malheureux. Ils sont très souvent les témoins impuissants et terrorisés du massacre de leurs petits frères qui n’ont pas eu la chance de devenir des géants. Coupés en julienne, réduits à la  sauteuse avec des oignons, hachés menu, effilés, ciselés, ébouillantés, sautés au beurre… Beaucoup d’entre eux finissent en soupe, en quiche, en pot au feu, en gratin ou congelé dans d’atroces souffrances. Entendez-vous, dans nos campagnes, le cri du poireau sentant arriver le mugissement du féroce jardiner, le souffle impur de la bête, sa sueur qui abreuve ses sillons… mêlé au jus des poireaux que l’on égorge…C’est horrible ! Les cercles horticoles amateurs sont autant de Comités de Salut Public qui planifient méthodiquement l’exécution capitale de ces innocents légumes. Les Tilffois ont perdu le sens commun, ils ne se rendent pas compte des souffrances qu’ils infligent à leurs Porais. Chaque cuisine est devenue une salle de torture où l’on massacre les petits poireaux. Ainsi, les porais de Tilff vivent-ils, en silence, un vrai calvaire, un martyre. L’odeur d’une soupe…aux poireaux les fait tomber dans les pommes…de terre. Pour faire comprendre leur détresse, ils se réunissent et décident de manifester leur réprobation, de dénoncer tous ces crimes impunis en défilant en rangs… d’oignons dans les rues de Tilff. Incapables de parler, ils décident de danser et de se secouer pour témoigner de leur colère, mais les habitants croient qu’il s’agit d’une fête rituelle et s’en amusent  beaucoup. Ainsi, chaque année, les Poirais continuent leur marche funèbre et revendicatrice dans l’incompréhension la plus totale. Tout le monde fête alors le carnaval autour d’eux. Le monde est mal fait.  Les poireaux sont des incompris. Ils implorent leur protecteur Djôsef li r'pikeû, propriétaire du potager vandalisé par Gratmort. Djôsef profita secrètement de cet évènement. Il put ramasser délicatement les restes de poudre magique sur le sol. Il  dilua ces quelques précieux milligrammes dans de l’eau pure pour en faire des litres d’engrais qu’il utilise discrètement à dose minime. Une goutte suffit pour obtenir de beaux et grands poireaux qu’il vend sur le marché de la Batte. Fournisseur officiel et agréé, il livre les plus beaux au Palais des Princes-Evêques. Ainsi est né le poireau de la variété « Le gigantesque de Tilves ».
 
      Au Pays des Rodjes Macrâles d’as Boncèles
 
Alors que Gratmort disparaît dans les bois du Sart Tilman, les Nutons du Condroz arrivent dans les faubourgs d’Angleur. Le Grand Nuton Jean fulmine :
   - Si vous ne retrouvez pas Gratmort vous finirez dans le parc du « Zamek Nové Mĕsto Nad Metují » en Bohème, chez mes cousins…ils ont déjà une belle collection de bouffons de votre espèce pour les autres ce sera la Villa Valmarana ai Nani !
C’est la panique dans les rangs et les nutons se dispersent dans l’espoir de retrouver la trace de Gratmort.
 
De la vallée monte l’écho de la confusion générale. Gratmort, épuisé, arrive près d’un talus. Un tronc de chêne abattu l’invite à une pause. Après quelques instants, il devine devant lui une masse sombre. Il s’approche est distingue une stèle de pierre. Il déchiffre un texte gravé en lettre d’or : Ici Saint Greluchon s’est reposé durant 3 minutes, 24 secondes et 75 centièmes avant de reprendre sa course éperdue vers la vertu et l’accomplissement de son âme.
Priez pour lui, implorez sa mansuétude
 
Ô grand saint Greluchon
Je sollicite ton ombre, protège-moi
de la tentation pécheresse
et du désir,
toi, qui n’a eu de cesse
de les fuir
éloigne-moi de la gourmandise
de la cupidité et de la bêtise
retiens ma main destre
calme ma senestre
 
Des plaisirs terrestres,
laisse-moi juste les restes,
les os et les rognures,
les noyaux et les pelures.
Ô grand saint Greluchon,
Je serai bien aise
De vivre comme toi dans l’ascèse.
 
Gratmort hausse les épaules et reprend sa fuite dans les bois. Il s’égare de plus en plus. Arrivé sur un replat, il parvint dans une clairière parsemée de vieilles maisons aux cheminées fumantes. Cela sent bon le feu de bois et la soupe de rats à la gélatine de grenouille. Il sent le fumet d’un pâté de limace et lombrics hachés agglutiné à la bave de crapaud. Il approche de l’une des maisons et regarde par une fenêtre. Merveilleux, fabuleux…devant l’âtre, des tables couvertes de potiquets et de vases, au plafond pendent des bouquets d’herbes séchées, des chauves-souris, des bestioles empaillées. Tout un décor qui lui est familier.
   - Que fais-tu là ?
Gratmort sursaute et se retourne.....


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