Légendes_______________________________________Jules Fréson |
Johanne de Huy____________________ |
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Condensé
du livre " Légende du XIVe siècle" de Jules
Fréson. - Imprimerie L. Degrace, 1885.
Johanne de Huy
(LÉGENDE DU
XIVe SIÈCLE).
C'était le 13e jour
du mois d'octobre 1327. Toutes les rues de la
petite ville de Huy présentaient un
aspect inaccoutumé de fête. Les cloches des églises
des paroisses et de
moutiers sonnaient à toute volée. Une
foule nombreuse se pressait joyeusement et semblait se diriger vers le
même
but. On ne distinguait le chevalier, du manant et du fier bourgeois,
que par sa
riche armure. Suivons la cohue, et arrivons avec elle à la place
qu'on appelait
à cette époque le Marchiez. Cette place ne
présentait pas alors l'aspect qu'elle
offre de nos jours. Des
habitations de toute forme et de
tout étage lui servaient de cadre. Ces maisons étaient
à porches bas et étroits
: toutes étaient précédées d'un auvent et
garnies de grillages aux fenêtres.
Vers le haut du marché, on voyait un tertre de terre, sur lequel
ordinairement
on faisait les proclamations ou publications de lois nouvelles. Le
pourtour de
la place était envahi par des échoppes et des
théâtres en plein vent, près desquels
les badauds se pressaient. C'était plaisir de voir les curieux
s'émerveiller
des spectacles naïfs du temps. II. La
foule grossissait et se rangeait par groupes autour des
bannières des métiers.
De leur côté, les nobles se rassemblaient et paraissaient
se compter. Ce
n'était pas sans motif, car, ce jour-là était
celui de l'élection des Maistres.
Une lutte allait s'engager entre les gentilshommes et les bourgeois.
Déjà, les
héraulz se disposaient à sonner du clairon sur
l'esplanade, pour annoncer au
peuple la lecture, par un crieur, d'une nouvelle forme
d'élection, lorsqu'on
vit déboucher de la rue des Brasseurs une longue procession.
Cette procession
était composée de moines portant des flambeaux, et de
jeunes filles vêtues de
blanc. Celles-ci tenaient les yeux baissés et récitaient
des prières. Elles
cheminaient deux à deux dans le plus pieux receuillement. Seule,
une
damoiselle, remarquable par sa toilette simple et de bon goùt,
marchait au
milieu du cortège. Nous l'avons qualifiée damoiselle, et
c'est à juste titre :
car elle était fille de borgois, et mieux encore, du gouverneur
de la
corporation des brasseurs. Elle portait une robe de fine mousseline
à corsage
de bandes de pourpre ; son cou était orné d'un collier de
perles précieuses
alternant avec de gros grains d'or ; ses pieds, étaient
chaussés de longs
escarpins et ses yeux d'une douceur angélique inspiraient un
sentiment vague
d'attachement ou de respect; sa démarche, son teint, tout,
trahissait en elle
une origine supérieure au rang du vulgaire. En effet, elle avait
été élevée
dans un couvent de religieuses, et savait, chose merveilleuse pour
l'époque,
déchiffrer les grimoires des manuscrits. Bientôt
on put parfaitement la contempler. Elle tenait d'une main un bouquet,
et, de
l'autre, un grand cierge de cire blanche qu'elle destinait à
Madame la Vierge
Marie, de l'église de St-Mengold. C'était en
exécution d'un vœu, promis pendant
la maladie de son père. La foule déserta les spectacles.
Tout le monde se
dirigea vers la procession et s'agenouilla avec respect. Les nobles se
découvrirent à leur tour : même, on remarqua, dans
le nombre, un jeune homme de
figure altière qui prenait les devants. Il se rapprocha du
cortège; et quand la
damoiselle passa, murmura quelques paroles qui ne pouvaient être
entendues que
par elle; un geste amical y répondit; une fleur du bouquet tomba
même près du
jeune chevalier, puis, la procession se dirigea vers l'église de
St-Mengold. On
disait d'une voix unanime sur le marchiez : « Que Johanne de Huy
est belle !
Combien son père Antoine de Larre, le gouverneur du
métier, est heureux de
posséder un tel trésor!, Cet éloge avait aussi
été prononcé, mais tout bas, par
le jeune chevalier. III. En ce moment, le son du
clairon annonça l'arrivée des
Maistres et Esquevins. Ils
étaient revêtus de
leurs insignes et précédés de huissiers. Le
premier magistrat de Huy portait
les clefs d'or, emblême de, ses prérogatives et de son
autorité. Aussitôt, un
silence solennel succéda à l'agitation des corps de
métiers. Tout le monde
prêtait l'oreille pour connaitre quel était le nouveau
mode d'élection qu'on
avait annoncé pour ce jour. Le
crieur s'avança sur le devant de l'esplanade; et
déroulant un grand parchemin
auquel appendait le scel de la commune, prononça ces mots : — « Oyez, nobles, bourgeois et mannans ! De par l'illustre Evesque du pays de Liège et de la communauté de la Cyté de Huy, il a esté arresté que dores en avant lorsqu'il serat question d'eslire en vertu d'un mandement espécial, l'élection se ferat de la part des nobles par teste, et de la part des mestiers par corps, non par teste… ». (De la sorte, les nobles acquéraient la prépondérance dans l'administration de la communauté. C'est pourquoi tant de révolutions populaires éclatèrent au XIVe siècle). Des huées et des
imprécations s'élevaient dans la
multitude. La foule indignée de se voir berner par un
règlement qu'elle avait combattu depuis dix ans et qu'elle
croyait aboli, se
ruait jusqu'au pied de l'esplanade. Les bannières s'agitaient et
suivaient les
ondulations des métiers. L'indignation était
parvenue à son comble, grâce aux excitations de quelques
chefs de corporations;
déjà, on distinguait ces paroles au milieu de l'agitation
populaire : —
« A bas cet
oiseau de malheur ! Faisons-le siffler au haut d'une potence!»
Aussi, le
crieur, pâle de terreur, tremblait-il de tous les membres. Quant
aux maistres et aux esquevins, ils cherchaient un moyen de
s'éclipser sans être
aperçus. Un homme, s'élança à la tribune
populaire. Les insignes de gouverneur
de métier étaient brodés sur sa poitrine. Il
tenait d'une main la bannière de
la corporation des brasseurs et la soulevait fièrement, sous
l'emprise d'une
violente colère et les yeux brillant d'indignation. Sa force
musculaire et sa
voix puissante fascinaient la foule. Cet homme était Antoine de
Larre, père de
Johanne. D'une
voix tonnante, il cria : — «
Silence ! » Le
peuple se tut. Alors s'adressant au crieur, Antoine lui dit du
même ton : « Continuez la
lecture de l'ordonnance. Il
faut que nous dévorions l'insulte et l'outrage jusqu'à la
fin ! » Le crieur
d'une voix tremblante, lut ce qui suit : — « Quiconque courat
alle Banclock ou aux Banniers ou
crierat aux armes, ou qui de fait, ou de parolhe, esmoverat
sédition en la
cité, tombera en la peine. « que
les esquevins
wardent ». A ces mots, la foule devint encore plus furieuse. Les
armes
s'agitèrent et les métiers montrèrent un poing
menaçant aux nobles. Ceux-ci de
leur côté tirèrent leurs épées et des
cris de mort retentirent de tous les
coins du marchiez. Bref, le désordre était devenu
général. Maître Antoine fit
encore entendre de sa voix de Stentor « Silence ! ». le
calme revenu, il
s'écria : — « Ainsi, nous,
puissants bourgeois, qui payons tant de
notre personne et de notre argent pour le gouvernement de la
cité, nous serons
encore sacrifiés aux nobles Nous serons encore taillables et
corvéables à merci
». Il a raison, hurla la foule indignée. — « On pillera nos
maisons, après nous avoir enlevé le
fruit de notre travail. Nos
marchandises seront
volées hors les portes de la ville par les puissants chevaliers.
Et quand nous
nous plaindrons, on nous déniera justice ! » —
« A mort les nobles et les esquevins
! »
reprit la multitude. Maître Antoine
poursuivit —
« Sans cesse, on nous insultera ! » — « Bourgeois,
cria-t-il de sa voix de taureau,
voulez-vous vous venger, faire cesser les abus ? » —
« Nous le voulons » répondit la foule en
trépignant. —
« En avant donc ! Chassons de la ville les nobles, et leurs
acolytes les
esquevins! » —
« Hourra! », beugla la multitude. Bientôt,
les coutelas et les poignards furent dégainés. Les hommes
de métiers
s'élancèrent vers le groupe des nobles. Le sire de Gosne
et les autres
seigneurs brandirent leurs longues épées et
répondirent aux provocations de la
foule par le cri de guerre : —
« Sus aux mécréants ! Franchise
et
commune ! » hurla Maître Antoine, en sautant d'un bond de
l'esplanade. Les
métiers, électrisés par cette fière devise,
se ruèrent sur les nobles et
s'écrièrent tous avec enthousiasme : —
« Franchise et commune. Franchise et commune » , Le combat
commença. IV. Le
premier rang des mestiers vint se briser impitoyablement contre les
glaives
acérés et l'armure des chevaliers. Maître
Antoine armé d'une hache et tenant d'une main fébrile sa
bannière, se montrait
partout où le danger pressait le plus. Les nobles étaient
débordés sur les
côtés Ils commencèrent à céder du
terrain, mais en donnant des preuves de leur
valeur. Les nobles gagnèrent à reculons la rue des
Chevaliers, et se retirèrent
vers la porte de St-Main. Deux hommes se distinguaient parmi les nobles
:
c'étaient les sires Lambert de Gosne, et son fils, Jacques. Celui-ci
était reconnaissable par la fleur, qu'il avait reçue de
Johanne, et qu'il avait
attachée à son baudrier. Sous le rapport de la valeur, il
faisait sentir
cruellement les horions de sa pesante épée. La
serrure de la porte fut forcée, et les nobles purent gagner le
large. Ils se
réfugièrent dans les bois, qui couronnaient les hauteurs
de la Sarthe. Toutefois, le
précieux talisman, donné par la fille
d'Antoine, n'avait pas protégé Jacques : le jeune
chevalier avait reçu, par
l'interstice du brassard, un coup de dague au bras. Son
épée s'était échappée de ses mains,
et il était tombé, baigné dans son sang,
avant d'avoir pu franchir la porte de Saint Main. V. —
« Franchise et commune!... », cria encore Maître
Antoine, et le peuple de
répéter, avec une énergie sauvage, cette devise
qui avait contribué à sa
victoire. Nos
ancêtres savaient à quoi tendaient leurs efforts : ils
voulaient la liberté de
leurs personnes, du domicile, de la propriété, du
travail, etc. ; et pour cela
ils avaient à lutter contre la tyrannie d'oppresseurs qui les
écrasaient sous
le poids de tailles, de corvées, de maltotes, d'aides, de
péages et de
banalités. C'était la revendication des droits naturels
que Dieu a garan¬tis à
tout homme venant en ce monde. VI. Il
fait nuit : il est presque dix heures. Les archers boivent avec les
hommes de
métiers le vin de l'hôtel de Gosne. A
l'extrémité de la rue,se trouve la demeure de Johanne. Sa
porte est solide, la première pièce, pavée de
grosses dalles en pierre, et
garnie d'un comptoir sur lequel sont posés des brocs
d'étain, reluisants de
propreté. C'est dans ces derniers que Maître Antoine
mesure la cervoise qu'il
débite aux chalands. Au dessus de l'escalier, nous entrons dans
la chambre où
se trouve de Johanne, agenouillée sur un
prie-Dieu. Elle a quitté son costume du matin, et revêtu
une robe brune, qui
dessine parfaitement les formes de la taille. Elle est penchée
sur un
magnifique missel en parchemin, richement illustré, comme disent
les libraires
de notre temps. Probablement, elle prie; mais non, elle pleure, car de
grosses
larmes tombent sur les gravures du livre. Son chien Rast, qui,
couché à ses
pieds, la regarde tristement, épie tous ses mouvements et
implore une caresse. VII. Dans
le coeur de Johanne, c’est un flot de pensées tumultueuses qui
bouleversaient
l'âme de la jeune fille. Cette gracieuse enfant était
ballottée entre deux
courants d'idées contraires. La révolution
dont la cause était juste, (car elle prenait sa source dans
l'esprit de révolte
que tout homme éprouve contre l'oppression), et un sentiment de
piété filiale
qui devait lui faire partager les opinions de son père, elle ne
pouvait que
haïr la caste des nobles. D'un
autre côté, dominée par un attachement
sincère pour Jacques, (le fils du sire
de Gosne, par suite, l'ennemi de son père,) et quelque peu
animée par cet esprit
d'ambition, qui lui faisait entrevoir la possibilité de ceindre
son front d'une
couronne de châtelaine, la pauvre Johanne penchait parfois pour
le parti des
nobles. En
un mot, elle ne savait se décider. Joignant les mains avec
angoisse, elle
suppliait Messire Jésus d'épargner la vie de son
père ; et, en même temps, elle
implorait le Ciel en faveur de Jacques ainsi que du sire de Gosne. Cette
lutte de pensées contradictoires devait avoir une fin. Tout en
paraissant
professer un sentiment d'affection bien prononcé pour Maitre
Antoine, Johanne
fit pencher la balance en sens inverse, Elle aimait !... VIII. —
« Holà ! la vieille, ouvriras-tu bientôt ?
N'entends-tu pas que je m'égosille à
crier ! De par tous les diables, j'ai une soif d'enfer ! » Ainsi
parlait Antoine de Larre. Il était accompagné du doyen
des Febvres, André
Siret. Tous deux frappaient à coups redoublés sur la
porte de la maison de
Johanne. A en juger par leur attitude, ils n'avaient que trop
fêté, le vin de
l'hôtel de Gosne. André
Siret était un homme aux yeux vifs et rusés, en un mot,
tout ce qui révèle un
caractère adroit, cauteleux et fourbe. Il était aussi
noté comme ayant la
passion de l'avarice. Et ce n'était pas à tort, car ses
vêtements dénonçaient
par eux-mêmes la rapacité du sujet. —
« Enfin !... dit Maître Antoine en voyant la porte
s'entr'ouvrir ». Nos deux
borgois s'assirent. ils commencèrent à remplir leurs
gobelets, et, s'accoudant
sur la table, savourèrent à longs traits les produits de
l'industrie d'Antoine. —
« Frère, dit André, la journée a
été glorieuse pour nous. Elle servira
longtemps de leçon aux nobles et au Prince-Evesque de
Liège. Tu as combattu
comme jamais preux ne l'a fait. Tu mériterais même une
ovation des plus
chaleureuses de la part du peuple !... » —
« Il ne s'agit pas seulement de renverser la faction
orgueilleuse des
nobles. Rien ne sert de détruire, il est utile d'édifier.
Il nous faudrait un
nouveau régime communal et un chef aussi énergique que
valeureux !... Or, tu
pourrais être ce chef pour toujours, comme tu l'as
été aujourd'hui !.. A ta
santé ! compaing », dit Antoine, en souriant avec la
satisfaction d'un homme
dont on chatouille l'orgueil. «Il serait nécessaire de te
concilier l'adhésion
de tous les corps de mestiers, je pourrais te procurer cet appui, mais
à une
condition ». « Laquelle ? » —
« Je te la dirai tantôt, reprit lentement André, en
se grattant l'oreille d'un
air embarrassé… Nous pourrions dès le prime abord
travailler nos mestiers
respectifs ; ceux-là gagnés, je me fais fort de t'amener
les autres !... Ce
projet semble te sourire ! Eh bien! compaing, si tu veux t'illustrer
dans ta
ville natale, tu le peux, grâce à mon influence.
Seulement, et voici venir la
condition à laquelle je faisais allu¬sion, je
désirerais... je demanderais... » —
« Parleras-tu, vieux renard, interrompit Antoine. Tu commences
à m'ennuyer avec
tous tes détours ! » —
« Eh bien, je demanderais, pour cimenter notre alliance à
nous deux, ta fille
en mariage !...» Antoine se renversa vivement en arrière
et partit d'un éclat
de rire homérique. —
« Ah ça ! dit-il, quand il fut remis, perds-tu le peu
d'esprit que je te
reconnaissais tantôt ? Ne t'es-tu jamais avisé, avant de
nourrir de pareilles
préten¬tions, de te mirer dans une glace. Tiens, compaing,
regarde-toi dans ce
miroir d'acier, et vois ton muffle. Peut-on décemment allier une
pareille
caricature à une personne aussi distinguée que ma Johanne
? » André ne se
déconcerta pas. Au contraire, il
reprit d'un ton froid et rusé : —
« Sinon, mon frère, dit-il, ma corporation te renversera
demain du pavois. Elle
travaillera les autres mestiers, ouvrira les portes de la ville aux
nobles, et
tu sais, compaing, ajouta-t-il gravement, ce qu'est la justice
seigneuriale...
Elle ne manque aucun jour de garnir les bras de la potence d'un gibier
qui
ressemble assez à l'espèce humaine ! —
« Frère, répondit tristement Antoine, je ne crains
pas la mort. Je l'ai vue
assez souvent de près pour ne pas l'appréhender. Quand
mon jour viendra, que ce
soit demain ou plus tard, je contemplerai sans pâlir le moment du
trépas. Ma
conscience sera pure, car j'ai toujours servi loyalement la sainte
cause de
l'opprimé. Mais tu n'as pas réfléchi, frère
! Johanne, ma pauvre fille, que
j'aime de toutes les forces de mon âme, ne peut réellement
te donner sa foi.
Son éducation l'a élevée au dessus du vulgaire. Ce
n'est pas une femme du
peuple. Elle est délicate, d'une sensibilité
extrême, et habituée à vivre dans
un certain luxe, tout au moins dans l'abondance. Ton caractère
intéressé la
rendrait malheureuse ! Pardonne-moi, mon frère, mais la
vérité doit se dire en
ce moment solennel : compaing, tu vouerais inévitablement mon
enfant à la mort?
» —
« Ah ! je comprends maintenant, reprit le cauteleux doyen des
Febvres ! Tu es
adroit !... Malgré toute ta bravoure, tu veux te ménager
une porte de sortie.
Tu sembles servir la cause des mestiers, et tu traites en secret avec
la
noblesse ! Tu te réserves un moyen de salut ! Grâce
à la noble damoiselle
Johanne, tu pourras composer avec le sire de Gosne. Et voilà
pourquoi tu la
destines à son fils ! Que dis-tu ? s'écria Antoine, en se
dressant avec
Vivacité. Ma fille au futur sire de Gosne, à un ennemi
juré, jamais ! jamais !
La preuve qu'il en est ainsi, répartit André, c'est la
fleur que Johanne a
laissé tomber ce matin sur le marchiez, et que le jeune
chevalier portait au
baudrier, lorsque ma dague lui a caressé le bras. » —
« S'il en est ainsi, continua gravement le tribun, ma fille est
à toi ! Jamais,
elle ne s'unira au chevalier Jacques ! Je te donne sa main. Mais je le
répète,
ajouta-t-il avec un accent de tristesse, coinpaing, tu la feras mourir
». — « Puis-je
l'épouser, demain au soir? » —
« Pourquoi presser la chose? Laisse-moi au moins quelques jours
de répit pour
préparer ma fille à un évènement qui va
décider de sa destinée ». —
« Compaing ! Tu oublies le proverbe cité par les hommes de
ma corporation : il
faut battre le fer tant qu'il est chaud ! Or, les dispositions de mes
compagnons sont en ce moment très-favorables. Il vaut donc mieux
mener
allègrement et de front : l'alliance entre les corporations et
mon mariage.
J'insiste de rechef pour demain ! » —
« Eh bien, soit, répondit Antoine, en éprouvant un
haussement involontaire de
coeur . « Tu feras cadeau à
la mariée de
cinq cents écus? —
« Oui ! » dit avec dégoùt Antoine. , —
« Tu y ajouteras deux tonneaux de vieille cervoise ? » —
« Je te les accorde ;.... mais va-t-en. Quoique
je doive dès à présent te considérer comme
mon gendre, je finirais, en
t'écoutant, par te mépriser !» Le
marché était conclu ! IX. Ainsi
chantait à mi-voix, derrière la maison de Johanne, et
à l'heure où Antoine
conversait avec son compaing André, le chevalier Jacques. Sa
blessure n'avait
aucun caractère de gravité. Il avait à la
vérité perdu connaissance, mais la vitalité de la
jeunesse lui avait fait
recouvrer les sens. S'était relevé, avait tant bien que
mal pansé la plaie,
s'était tenu caché, puis s'était glissé,
sans être reconnu grâce aux ombres de
la nuit, vers la rue des Brasseurs. Il
était arrivé,
quoique fatigué et épuisé, près de la
maison de Johanne. Au
signal, Johanne avait ouvert la fenêtre. Son cœur battait
violemment, et elle
s'efforçait, mais inutilement, d'en comprimer les mouvements. —
« Est-ce vous, mon doux Sire ? , Oui, Johanne, je viens te dire
adieu ! Je vais
quitter la ville pour rejoindre mon père ! » —
« Votre père est sain et sauf ! ô mon Dieu ! »
dit-elle en joignant les mains, je vous
remercie !... Maintenant je me sens
heureuse !... Et vous, mon gentil Seigneur ?... Mais vous êtes
blessé ! Vous êtes
pâle et souffrant. — « Oh ce n'est
rien, Johanne ! Une blessure
insignifiante Une écorchure»!... —
« N'en parlons pas J'ai une chose plus importante à te
communiquer Je voudrais
parler à ton père, lui proposer de terminer toutes nos
querelles, et lui
demander ta main comme gage d'une réconciliation
durable!...» —
« Le moment n'est guère propice, messire Jacques ! Mon
père est en conférence
avec maître André, le Doyen des Febvres. Leurs esprits
sont échauffés par les
évènements du jour !... Il serait donc dangereux pour
vous de l'aborder
aujourd'hui. Laissons la nuit le calmer ! Et puisque vos intentions
sont
formelles, du moins j'en ai la conviction, reposez-vous sur ma
prudence. Demain
au matin, je lui exposerai le sujet de votre demande, et je le
cajolerai si
bien, qu'il finira par dire oui !... Mais, j'y pense, votre père
consentira-t-il à une union si disproportionnée ? —
« Mon père n'a qu'un fils unique dont il veut le bonheur !
Je suis
certain qu'il ne refusera pas d'accorder son
consentement à une alliance qui sera le couronnement de tous mes
désirs ! » —
« Que Dieu veuille qu'il en soit ainsi » —
« Quand connaîtrai-je la réponse, Johanne —
« Veux-tu venir demain à la soirée, près du
Christ du Clair-lieu ! J'y serai à
sept heures. » —
« J'accepte le rendez-vous, dit la noble fille en essuyant
furtivement une
larme qui coulait sur sa joue. Je me fie à votre honneur de
chevalier!...» —
« Adieu, Johanne » —
« Adieu, mon gentil Seigneur » X. Jacques
disparut lentement en tournant tristement les regards vers la
fenêtre de la
fille du peuple. Pendant
une heure, Johanne resta à la croisée, élevant son
âme à Dieu, le consolateur
des affligés. Elle ne se faisait pas illusion sur les
difficultés que
rencontrerait le projet d'union. XI. L'aube
dorait à peine le sommet des côteaux voisins que Maitre
Antoine fut sur pied. A
son réveil, il se rappela les évènements de la
nuit et la convention conclue
avec son compagnon, André Siret. Son premier geste fut un
mouvement de
répulsion. il se repentait d'avoir agi si
légèrement, et peu s'en fallut qu'il
courut chez son compaing pour reprendre la parole donnée. Mais,
telle est la
faiblesse de l'esprit humain ! il se persuada que son devoir, son
honneur, et
(quelque peu aussi) sa sécurité, exigeaient le mariage de
Johanne avec André
Siret. il s'imagina que Johanne serait heureuse. Mais cet homme, si
énergique la veille et qui avait donné
tant de preuves de sa prouesse, n'eut pas le courage d'annoncer
à Johanne la
détermination prise. Il rôda
pendant deux
heures dans la pièce du rez-de-chaussée et sur
l'escalier. Il se grattait le
front, avançait la main vers le loquet de la chambre de Johanne
et la retirait
aussitôt. Tout-à¬coup, il prit la résolution de
charger une voisine du soin de
transmettre le fâcheux message. Ensuite,
oubliant son rôle de père, il se coiffa du chaperon, mit
sa dague au côté et se
dirigea, à grands pas, l'oeil fier et déterminé,
vers le marchiez. Ce
n'était plus Antoine tremblant devant sa fille c'était le
démagogue, le tribun
populaire ! Les
mestiers étaient restés en armes toute la nuit, à
la vue de Maître Antoine, un
cri unanime partit de tous les rangs. C'était un cri
d'enthousiasme et de
faveur : Antoine fut porté d'épaule en épaule
jusqu'à l'esplanade. Là, l'œil
étincelant, la poi¬trine haletante d'orgueil et de triomphe,
il reçut de cette
foule en délire le titre de souverain mambour, avec les
attributs de la
puissance, c'est-à-dire les clefs d'or de la ville. Dès cet instant,
dans le coeur du brasseur, la main de
Johanne était accordée sans aucune rémission au
compaing André Siret. XII. Ce
fut dans cette situation navrante que Johanne se laissa revêtir
des vêtements
de noce : on lui posa sur la tête une couronne de fleurs et on la
couvrit d'un
voile de riche mousseline. Ainsi
se passa une partie de la journée. C'était pour la fille
du brasseur, une
journée de chagrin et d'abattement. Mais
l'heure avançait, heure fatale qui devait impitoyablement
chasser à jamais les
rêves dorés de la jeune fille. Ses illusions, si
chères de bonheur et d'avenir,
allaient lui être ravies pour toujours. Déjà les
com¬pagnes s'étaient retirées
discrètement. Les musiciens s'apprêtaient à venir
fêter la fiancée avec les
instruments du temps : la cornemuse, la viole et le tambourin. De son
côté,
maître André se disposait à quitter sa de¬meure
pour réclamer la jeune fille
offerte en sacrifice. La
pauvre enfant se réveilla de sa torpeur. Sous l'impression du
souvenir de
Jacques qu'elle ne cessait d'invoquer depuis le matin, et
ranimée par la
puis¬sance magnétique de son amour, elle se releva. Dominant
son trouble et
séchant ses larmes, elle résolut de se présenter
au peuple sur le marchiez, de
se jeter aux pieds de son père, et, nouvelle Virginie des temps
antiques, de
faire un appel à son coeur paternel ainsi qu'à la
conscience populaire. Déjà, les
yeux hagards et fiévreux, elle allait descendre dans la rue,
lorsque
réfléchissant sur les conséquences d'une
démarche aussi téméraire, elle renonça
à ce projet. Elle avait compris qu'une telle
détermination compromettrait
Maître Antoine et l'exposerait à l'humeur vindicative du
doyen des Fèbvres. Et
cependant le temps pressait. Il fallait prendre une décision. La
pauvre enfant
se prosterna sur le parquet de la chambre; et, les mains serrées
avec angoisse,
adressa à Dieu cette prière qui émanait du coeur : —
« 0 mon Dieu ! vous qui voyez mes peines et mes souffrances,
pardonnez-moi ! Je
vais quitter le logis paternel, où j'ai vécu,
jusqu'à présent, si
heureuse. Je vais rejoindre mon seigneur
et maître, Jacques ! Protégez-moi ! Gardez
une enfant sans guide et sans expérience !
Veillez sur moi, et
étendez votre bénédiction sur mon pauvre
père ! » Fortifiée par cette prière,
Johanne se redressa. Alors, elle pressa sur ses lèvres les
objets de son
enfance ; elle pensa à sa mère qui l'avait tant
aimée et qu'elle avait
malheureusement perdue; puis, invoquant dans l'agitation de la
fièvre sa mère,
qui ne pouvait plus la secourir, et son père qui la sacrifiait
si froidement,
s'élança sur l'escalier. D'un bond, elle gagna la porte
secrète de la maison,
et s'enfuit en s'écriant : —
« je vais retrouver mon Jacques ; il
peut seul me sauver ! » Le
sort était jeté ! Le sablier du sonneur de Notre-Dame
marquait sept heures du
soir, et l'ancien pardon pour les trépassés allait se
faire entendre. Johanne
se dirigeait vers le Clair-lieu ! Son
chien, seul, la suivait. XIII. Qui
ne connaît les ruines de l'ancien château de Beaufort ?
L'année de mon récit,
cette imposante forteresse présentait aux yeux des voyageurs une
enceinte de
hautes murailles, déjà noircies par le temps et
reliées par des tours
crénelées, à machicoulis. Perché sur le
sommet d'une montagne escarpée et
entouré de profonds fossés, ce donjon était
imprenable d'assaut, et encore
moins par surprise ; (car il dominait du regard toute la vallée
de la Meuse). Or,
à l'heure où mon héroïne se soustrayait par
la fuite à la célébration d'un
mariage qui lui inspirait une horreur indicible, le castel de Beaufort
offrait
un aspect inaccoutumé. Sa vaste cour, au milieu de laquelle se
trouvait un
puits percé dans le roc, était en-vahie par une foule de
serfs pâles et
déguenillés. Ces malheureux obéissaient à
la voix du seigneur, et venaient se
ranger sous sa bannière, pour aller combattre, de concert avec
les vassaux des
alleux voisins, les Hutois révoltés. Manaus de naissance
et attachés à la
glèbe, ils devaient sacrifier leur vie aux caprices du
maître, quelle que fut
la cause de sa querelle. On les appelait à la guerre, sans
égard à leur peu de
dispositions militaires, à leur santé et à leur
âge. Les uns étaient armés de piques
et de javelots ; les autres, de haches et de coutelas. Tous
étaient couchés sur
le pavé de la cour; grignotant un morceau de pain bis, cuit sous
la cendre; et
buvant dans des écuelles de bois l'eau du puits. De
la porte de l'immense cuisine, sortaient à chaque instant des
varlets et des
pages. Ces derniers, richement habillés, étalaient sur la
poitrine l'écusson
d'or à une bande de gueules, accompagnée de deux cotices
de même, du Sire de
Beaufort. Les varlets montaient l'escalier du donjon, portant de grands
plats
de venaison. Les pages les suivaient, tenant des vases d'argent
à deux anses,
qui contenaient proba¬blement du vin des vignats d'Ahain. Les mets
passaient
sous le nez des manans, et devaient, à coup sûr, les
allécher. Bien
certainement, ceux-ci ressentaient la même impression qu'ont
éprouvée naguère
les lecteurs d'un menu impérial, publié dans les
journaux. Ce menu était
composé de solidèmes, de croques-en-bouche, et d'autres
ragoûts tout aussi
hiéroglyphiques. J'avoue pour ma part en avoir été
émerveillé. Mais revenons à
mon récit. Suivons
les serviteurs, passons sous les arceaux gothiques du donjon, et
entrons dans
la salle d'armes où se trouvent les convives. Une
grande partie de la noblesse du Condroz y était réunie.
Seul, le Sire de Gosne
faisait exception. Tous les chevaliers, revêtus de leurs armures
et le casque
en tête, fêtaient l'hospitalité, du Sire de
Beaufort. A l'égal des héros
d'Homère, qui dévoraient le large dos d'un sanglier, ils
taillaient avec leurs
poignards des portions de venaison à faire frémir nos
estomacs dégénérés. Le
vin coulait à foison dans de superbes hanaps d'argent. Une
jeune damoiselle, Maroie fille du Sire Guillaume III de Beaufort,
présidait à
l'extrémité de la table et était assise
près de Jacques de Gosne. En ce moment,
celui-ci était occupé à débiter quelque
gentil propos d'amour, et la
jouvencelle lui répondait par un gracieux sourire. Dire
au lecteur comment Jacques avait oublié le rendez-vous du
Clair-lieu, sera
facile. Il avait rencontré, au matin, sur les bords du Hoyoux,
la fille du
châtelain de Beaufort, montée sur une superbe
haquenée et suivie de nombreux
chevaliers. Dans
l'insouciance de son jeune âge, il avait suivi le cortége,
s'était acheminé
avec lui par St-Léonard et était arrivé au
château. Le remords l'avait quelque
peu mordu au coeur, mais la vue de Maroie de Beaufort avait
effacé de sa
mémoire le rendez-vous du Clair-lieu. Ajoutons pour ne pas lui
faire perdre
l'estime du lecteur, que l'ignorance des évènements
survenus dans la maison de
Johanne peut excuser jusqu'à un certain. pointses torts. XIV. Ainsi
se passait la soirée, au milieu des plaisirs, dans l'antique
castel de
Beaufort. Telle était la distraction de cette hautaine noblesse,
en attendant
l'heureux moment où elle pourrait rendre aux Hutois œil pour
oeil et dent pour
dent. Un troubadour vint interrompre les conversations que l'ivresse
avait déjà
rendues bruyantes. Cet enfant des arts accorda sa mandoline et chanta
aux
guerriers les victoires des Cours d'amour, du Consistoire et du Verger,
victoires si célèbres dans la Provence. Les voûtes
sonores du castel répétaient
les accents poétiques de ces compositions, écloses sous
le soleil du Midi.
Telle est la puissance des Muses, que les chevaliers se turent pour
écouter ces
chants gracieux. Il fallut que le ménestrel y ajoutât
quelques lais et
ballades. Déjà
la nuit avait étendu son voile sur les alentours. Aucun bruit ne
se faisait
entendre au dehors, sinon, le cri des oiseaux nocturnes et le pas des
archers
qui veillaient au haut des tours. C'était l'heure du repos. Les
chevaliers se
séparèrent pour gagner avec leurs pages les quartiers qui
leur avaient été
assignés. Quant aux serfs, ils étaient restés
étendus sur le pavé de la cour.
Ils dormaient à la belle étoile. Bientôt, un
silence profond succéda à la joie
du festin. Les chevaliers ne tardèrent pas à succomber au
sommeil. La
plupart paient déjà en
rêve prendre leur
revanche sur ces mécréants Hutois, qui avaient eu
l'outrecuidance de
revendiquer leurs droits. C'était un spectacle
inté¬ressant de voir la prouesse
avec laquelle ces hommes de guerre faisaient mordre la poussière
aux vils
métiers. Jacques,
la tête échauffée par le vin, pensait à
Maroie de Beaufort. Voyons
maintenant ce qui était survenu à notre malheureuse
héroïne... XV. Johanne
fuyait vers le Clair-lieu. Poursuivie par cette idée du malheur
qui la
menaçait, si elle était contrainte d'épouser
André Siret, et affolée par cet
entrai - nement du cœur qui liait son sort à celui de Jacques,
elle courait au hasard,
couverte de son voile de fiancée et vêtue de sa robe de
noce. Heureusement, la
fièvre la soutenait : sans cela, la respiration lui eût
manqué, et ses jambes
eussent fléchi. La
pauvre enfant arriva épuisée près du crucifix,
planté dans le Clair-lieu.
Alors, portant dans l'égarement de la douleur les mains sur son
front pour
ré¬veiller ses idées, et fondant en larmes, elle
répéta ces mots qui
exprimaient si bien le sujet de son angoisse, qui agitaient son
âme et qu'elle
avait répétés tant de fois depuis le matin : —
« je vais retrouver mon Jacques,
il peut seul me sauver». Ne
voyant personne aux alentours, elle fit un faible appel : —
« Jacques
! Jacques. » Aucune
voix ne répondit. La nuit avait succédé au
crépuscule, et on voyait à peine les
toits des maisons de la ville se dessiner au loin sous les sombres
nuages. Johanne
eut peur. Entrevoyant toute l'horreur de sa situation, et seule au
milieu de
l'obscurité, elle tressaillit d'épouvante. Elle pressa
contre elle le pauvre
chien qui l'avait suivie dans sa fuite. Elle sentit ses genoux se
dérober sous
elle. Elle sanglotait avec force et invoquait, tantôt l'appui du
Sauveur,
tantôt celui de sa mère. — « ô mon
Jacques, m'auriez-vous abandonnée » Et
pendant que cette fille du peuple, succombait sous le poids de
l'angoisse,
Jacques contait des fleurettes à la noble Maroie de Beaufort. XVI. Tout-à-coup,
un bruit de pas se fit entendre. Le chien dressa l'oreille, se mit
à aboyer, et
se planta devant sa maîtresse comme pour la défendre.
Johanne courut au devant
des étrangers. Sans écouter la prudence et pleine
d'espoir, elle demanda : — «
est-ce vous, Jacques ?... » Le
bruit devint plus distinct, et elle put reconnaître, grâce
à un rayon de la
lune, deux soudards revêtus d'une casaque de cuir : ces hommes
étaient deux
espions du sire de Gosne, chargés de surveiller les dispositions
des métiers,
et de rechercher quel était le point des remparts le plus
accessible à
l'assaut. A la vue de Johanne
accourant à leur rencontre, les
spadassins s'arrêtèrent; et frappés de cette
blanche apparition, se signèrent
instinctivement. Johanne
fut bientôt près d'eux. C'est seulement alors qu'elle
reconnut son erreur. Elle
fut terrifiée à la vue de ces figures
rébarbatives, et s'affaissa sur le sol,
en murmurant : — « ô mon Dieu, sauvez-moi
! » Le
chien continuait à aboyer et montrait les dents aux routiers.
L'un d'eux cria : —
« Fais taire ton chien ; ou sinon, crains pour ta vie
! » Johanne
imposa silence au fidèle animal ; et alors, le dialogue suivant
s'engagea : —
« Vive Dieu, la belle ! Tu as failli nous effrayer malgré
nos bonnes lames!
...Tu cherchais Jacques, le fils du Seigneur de Gosne ? Du moins, nous
avons
entendu prononcer son nom ! » —
« Oui », répondit faiblement la
malheureuse. » —
« Comment te nommes-tu ? » —
« Johanne de Larre, la fille de Maître Antoine, Gouverneur
de la corporation
des Brasseurs. » —
« Par mon épée, répondit le brigand,
voilà une heureuse trouvaille. Nous ne
nous y attendions guère !... La fille de ce coquin Antoine, qui
a osé combattre
contre notre maître !...Par la barbe de Notre Seigneur, tu nous
suivras, la
belle enfant !... Nous te conduirons au sein de cette famille de Gosne,
dont tu
sembles implorer la protection !... » En
disant ces mots, il se disposait à entraîner la pauvre
enfant. Johanne
reprit ses sens ; et, comprenant toute l'horreur de sa situation,
essaya de se
dégager des étreintes des soudards. Mais ses faibles
efforts ne pouvaient
lutter contre les rudes poignets des routiers : ils ne servirent
qu'à provoquer
les éclats de rire de ces bourreaux. Le chien s'était mis
de la partie; il
avait saisi la jambe d'un brigand et la mordait avec fureur. Tout fut
inutile.
Le soldat tira son poignard et en frappa plusieurs fois le
fidèle animal. Le
malheureux Rast dut lâcher prise : il tournoya plusieurs fois sur
lui-même et
tomba aux pieds de sa maîtresse. Les
deux coquins s'emparèrent de la faible enfant l'un d'eux tira un
bout de corde
de sa poche. Il lia si bien les bras délicats de Johanne, que la
corde lui
entrait dans les chairs, et faisait jaillir le sang par gouttelettes.
La
malheureuse poussa un cri puis, se ravisant, demanda : —
« Me conduirez-vous près de Jacques ? ... Certainement....
au château de Gosne,
répondit le soldat. » —
« Alors, je vous suivrai », dit la courageuse enfant. Marchons. Ensuite,
se tournant vers les remparts, elle dit au fond du coeur adieu à
la cité de son
enfance. Elle envoya une pensée à son père et
à ses amies ; revit en
imagination l'église où reposait sa mère
bien-aimée ; et pleura silencieusement
sur tous ces souvenirs. Le
moment était terrible. Johanne reverrait-elle jamais le toit
paternel ?
Jouirait-elle encore des affections du foyer domestique ?
Retrouverait-elle
enfin cette existence du passé, dont les jours avaient
été filés de soie? Hélas
! l'avenir était bien sombre. Et s'il nous est permis dès
à présent d'en
soulever le voile, nous dirons que pour la pauvre fille du peuple,
s'ouvrait
une voie douloureuse qui devait la conduire au martyre. XVII. Les
premiers rayons du jour venaient d'apparaître. Le Sire Lambert de
Gosne se
promenait à grands pas dans la salle d'armes de son
château. D'une haute
stature, d'un visage dur et hautain qu'encadrait une barbe grisonnante,
le
seigneur de Gosne avait quelque chose d'énergique, même de
cruel, dans les allures.
A le voir pour la première fois, on devinait son
caractère: cet homme devait
avoir une volonté de fer ; il était colère,
implacable dans la haine, et féroce
dans la vengeance. Il arpenta encore plusieurs fois la salle ; puis,
frappant
du pied, appela d'une voix rude son page. —
« Les deux archers sont-ils revenus ?» —
« Ils arrivent à l'instant, Messire, et amènent
avec eux une jeune fille,
qu'ils ont arrêtée en route. » —
« Fais-les entrer. Je commençais à m'impatienter !
» Le
page sortit ; et bientôt les deux soudards apparurent avec la
pauvre Johanne.
La jeune fille était pâle : ses joues avaient perdu leur
fraîcheur habituelle;
et ses cheveux, qu'avait perlés la rosée de la nuit,
tombaient ondoyants sur
ses épaules. Epuisée par la fatigue et se traînant
à peine, elle s'affaissa aux
pieds du puissant seigneur, en s'écriant : —
« Grâce, Messire, grâce pour une pauvre fille du
peuple qui n'a fait de mal à
personne ! Delivrez-moi, vous en avez le pouvoir! Dieu vous a
donné la
puissance en partage, pour en user par le pardon ! Conduisez-moi,
Messire, près
de votre fils Jacques ! »
—
« Je suis sa fiancée et je l'aime de toutes les forces de
mon âme. » En tenant ce langage,
Johanne tendait vers le, chevalier
ses mains endolories par la pression de la corde. Le
vieux baron ne comprenait rien à cette supplique. Il crut que
ses gens lui
avaient amené une folle. Et en effet, les vêtements blancs
de la prisonnière
contribuaient à lui donner la conviction qu'elle était
privée de raison. Il se
fit expliquer par les soudards les cir¬constances de la rencontre
de Johanne
ainsi que tous les détails l'arrestation Lambert
de Gosne se tourna vers Johanne, et riant d'un air sardonique, lui dit : —
« Ah tu es Hutoise ! Tu appartiens à cette race de
vipères que j'écraserai
bientôt sous les pieds Tu implores ma clémence, tandis que
les tiens ont poussé
l'insolence jusqu'à prendre les armes contre moi et
déshonorer mon blason !...
Tu vas juger de ma pitié !.. Vraiment ! J'admire ton
outrecuidance !... Tu oses
aspirer à la main de Jacques, l'héritier des seigneurs de
Gosne !... Aurait-on
cru qu'une impudente vassale pût concevoir une telle
prétention !... Mais
comment te nommes-tu ?... Quels sont tes titres ?... Réponds-moi
donc »,
dit-il, en serrant de la main l'épaule de la jeune fille et la
broyant presque
sous son étreinte ! —
« Je vous dirai qui je suis, Messire, et vous pourrez ajouter foi
à mes
paroles, car mes lèvres n'ont jamais connu le mensonge. Je sais
cependant que
mon nom ne sera pas une recommandation en ma faveur... Je suis Johanne
de
Larre, une simple fille du peuple, mais que votre fils, Jacques de
Gosne, aime
et a juré d'épouser ! Johanne
avait prononcé ces derniers mots d'un ton solennel. —
« Johanne de Larre ! » s'écria le chevalier, en
repoussant violemment l'enfant
dont la tête alla frapper le pavé !... Johanne de Larre ! —
« Enfin, je tiens le fil de la vengeance ! Toi ! la fille de cet
insolent
manant que la richesse a enorgueilli et qui ose se proclamer mon ennemi
! Ah !
Tu paieras les fautes de ton père et les crimes de tes
compatriotes !... Ils
ont réduit mon hôtel en cendres !... A mon tour, j'aurai
la satisfaction de
livrer aux flammes la fille du tribun populaire. » Puis
continuant, en serrant les dents de fureur : —
« Au lieu de contracter mariage avec
mon
fils, tu épouseras la mort. Je t'accorde douze heures,
entends-tu ?...
Réconcilie-toi avec Dieu. Pense à ton àme
! » Le seigneur avait
hâte de se débarrasser de
la malheureuse enfant. Ce n'est pas qu'elle lui inspirât de la
pitié, au
contraire elle excitait sa colère. Il remit à un autre
moment les instructions
recueillies sur la garde des remparts et congédia les archers. XVIII. Johanne
demeura pendant quelque temps privée de ses sens. A la fin, la
fraîcheur la
ramena à la vie. Elle se réveilla, et fut toute
étonnée de se trouver entre
quatre murs humides qu'éclairait à peine un étroit
soupirail. Habituée à vivre
au grand air et en pleine liberté, elle recula d'effroi devant
les ombres
fantastiques qui semblaient se dessiner sur les parois du sombre
souter¬rain.
Une gerbe de paille qui devait lui servir de litière, une table
grossière et un
pot d'eau composaient tout son mobilier. Quant à tenter de fuir
par l'ouverture
pratiquée au-dessus de sa tête, c'était chose
impossible. Pendant
que, la figure cachée dans les mains, elle était
plongée dans les méditations,.
un bruit plaintif vint frapper son oreille. Johanne dressa la
tête et écouta
avec attention. Comme la plainte venait du pied de la tour, l'enfant
tira la
table contre le mur ; et grimpant dessus, appliqua la tête contre
le soupirail. Tout-à-coup,
elle poussa un cri. Elle avait reconnu Rast. En une seconde, le
fidèle animal
fut contre la muraille, et se dressant sur les pattes de
derrière, présenta à
sa maîtresse sa grosse tête, si soyeuse. Il
n'avait été que blessé sur la montagne du
Clair-lieu. Quoiqu'ayant perdu
beaucoup de sang, il avait oublié ses blessures et avait suivi
la piste de sa
bonne maîtresse. C'est ainsi qu'il était arrivé au
donjon de Gosne. Johanne
passa la main pour caresser le seul ami qui lui restât, et versa
des larmes
bien amères. —
« Laisse-moi, continua la pauvre Johanne en
sanglotant; ne reste pas
ici, car ta vie y est en danger! Va retrouver de ma part mon
père et mon
Jacques ! Caresse-les en mon nom et implore pour ta vieillesse la
protection
qu'il ne m'est plus possible de t'accorder ! Porte-leur mes regrets !
Dis à mon
père, que l'enfant chérie, à laquelle il aurait
sacrifié sa fortune, va mourir
brùlée vive... entends-tu ?... Conte-lui qu'en attendant
la mort, son enfant
gémit dans un cachot obscur. Amène-le-moi pour qu'il me
délivre de l'affreux
trépas qui m'est destiné !... Et si tu vois Jacques,
dis-lui que je lui
pardonne ! Représente-lui mes souffrances morales et mes
tortures ! Implore sa
pitié pour moi ! Fais en sorte qu'il te suive ; car je veux
vivre ! Je veux
encore jouir de l'air et de la lumière !... J'ai peur de mourir
!. . » La
naïve enfant parlait à son chien, comme s'il eût pu
la comprendre. Elle tira du
doigt une bague que Jacques lui avait donnée ; ôta de son
cou un médaillon,
souvenir de sa mère ; et les serrant dans un mouchoir, les
présenta à la gueule
du chien, en lui faisant signe de partir. L'intelligent
animal léchait tendrement la main de sa maîtresse, tandis
que deux grosses
larmes coulaient de ses yeux. Il regarda une dernière fois la
prisonnière, et
courut vers Huy avec le paquet qu'elle lui avait confié. Johanne
le suivit du regard, puis, l'ayant perdu de vue, descendit de la table. Hélas
! Le malheureux Rast était digne d'un meilleur sort. Le sire de
Gosne, qui sortait d'un bois voisin,
aperçut
l'animal qui, quoique blessé, courait avec la vitesse du vent.
Il, crut que
c'était un chien enragé et l'atteignit d'une
flèche. Le pauvre chien tomba
raide mort. XIX. Malgré ses doutes
et son affliction, Johanne avait
conservé quelque espoir. A chaque
instant, il lui
sem¬blait que Jacques viendrait la sauver. Son absence du
château ne pouvait
être que momentanée ; et à son retour, il la
délivrerait de la prison. Mais le
temps s'écoulait. Pour calmer l'angoisse de l'attente, elle se
forgea des rêves
de bonheur. Mais
Jacques n'arrivait pas, et le jour déclinait.
Johanne eut peur de passer la nuit dans
l'obscurité. Passant d'un
accablement profond à une crise nerveuse, elle se releva, et
poussant des cris
aigus de désespoir, se mit à courir d'une manière
désordonnée dans le cachot.
Elle appelait son père et son Jacques bien-aimé à
son secours. Tout-à-coup,
la trappe de l'oubliette s'ouvrit, et un moine descendit à
l'aide d'une corde.
A la vue de ce prêtre à cheveux blancs et dont les traits
annonçaient
l'austérité, l'enfant se tut. S'inclinant devant lui,
elle réclama sa
bénédiction. Johanne venait de comprendre que le
représentant de Dieu était
chargé de lui annoncer le moment suprême. Il était
temps pour elle de penser au
salut de son âme!... XX. «
Ma fille, dit le moine, Dieu vous appelle dans le royaume des cieux. Il
a jugé
que votre mission était accomplie sur la terre ; ministre de
charité, j'ai
intercédé pour vous près du sire de Gosne. J'ai
imploré sa pitié, mais il a été
sourd aux supplications d'un vieillard.» —
« Mais quels sont mes crimes?... Suis-je
coupable des actes de mon père ?je ne veux pas mourir !... Je
suis jeune, et je
me sens le besoin de vivre !...J'aime Jacques et j'en suis aimée
! » Le vieux
prêtre se sentait ému. Il demanda à l'enfant
comment elle avait fait la
connaissance de Jacques. Johanne conta sa liaison avec le fils du
seigneur de
Gosne, ses projets d'union, sa fuite et ce qui en était
résulté. Elle
ajouta : —
« Jacques ne m'abandonnera pas ! Il ne laissera pas sa
fiancée marcher au
supplice ! Il viendra me sauver ! » —
« Mais Jacques se trouve au château de Beaufort ! » —
« 0 mon Dieu, s'écria l'enfant avec un accent de profond
désespoir, tout est
perdu !... » —
« Pas encore ! répliqua le
prêtre,
comptez sur moi je courrai de ce pas le chercher au castel de Beaufort
! » Il
sortit à la hâte du château. Mais il
n'avançait que lentement : l'âge avait
paralysé ses forces et la sueur ruisselait sur sa figure
vénérable. Sublime
dévouement ! La fatigue l'arrête parfois; mais il reprend
courage, car le temps
presse. En partant, il a vu les archers se réunir dans la cour
du manoir de
Gosne et dresser un bûcher !... Les ronces et les épines
déchirent sa robe ;
ses pieds nus sont blessés par les cailloux ; n’importe!...il
vole ! Ramènera-t-il
à temps Jacques de Gosne ? XXI. La
nuit allait dérouler son voile, et déjà on
confondait presque du regard les
hautes tourelles du manoir de Beaufort avec les nuages. Plus il
approche, le
vieillard redouble d'efforts : il gravit le coteau qui le sépare
du pont-levis
; et plein d'espoir, heureux de pouvoir accomplir une bonne oeuvre, il
aborde
le premier archer qui se présente et le conjure de l'introduire
de suite près
du jeune sire de Gosne. Mais,
ô douleur ! les seigneurs ont quitté, depuis une heure, le
castel de Beaufort.
Ils sont en route avec leurs vassaux vers la cité rebelle. Le
prêtre tombe anéanti dans la poussière. Le courage
l'abandonne. Qui sait si
maintenant la malheureuse ne monte pas sur le bûcher, ne
compte-t-elle pas sur
le dernier appui qui lui reste, sur celui du ministre de la religion? Ah
! cette pensée a fait redresser le vieillard : il essuie les
larmes qui
jaillissent de ses yeux ; boit à la hâte un peu d'eau ;
et, après s'être
informé de la direction que suit l'armée, reprend sa
course fatigante. Rien ne
l'arrêtera plus ! Enfin,
il aperçoit les bannières des seigneurs et voit briller
les armures éclatantes
des cavaliers. Il promène un regard rapide sur les flots de
vassaux, reconnaît
celui qu'il cherche, Jacques de Gosne, et s'élance, les pieds
ensanglantés, la
robe en lambeaux, le crucifix à la main : —
« Place, crie-t-il aux serfs ! place, mes enfants laissez-moi
sauver une
malheureuse qui va mourir !…» Et
les serfs de s'incliner devant le ministre des autels. Le vieillard
arrive
devant Jacques qui fait caracoler un magnifique destrier près de
Maroie de
Beaufort. Il tombe comme la foudre au milieu de la chevalerie et dit
avec un
accent déchirant : —
« ô Messire Jacques, Johanne, votre fiancée, se
meurt au château de vos pères
!... » Puis,
il s'évanouit dans les bras des vassaux qui l'entourent. Jacques
a tressailli !... Johanne lui est apparue en imagination, pâle et
mourante !...
Le remords commence à assiéger son âme !... Sa
conduite est indigne d'un
chevalier !... Aussitôt,
il tire la bride de son cheval, et, sans même dire adieu à
la damoiselle de
Beaufort, part à franc étrier pour le château de
Gosne. Une seule pensée le
préoccupe : celle de secourir la malheureuse dont il entend la
voix l'appeler à
grands cris ! XXII. Nous
nous trouvons au milieu de l'armée des seigneurs
coalisés, sur les hauteurs de
Saint-Léonard. Les tentes sonf bientôt dressées et
on dispose tout pour
l'assaut du lendemain. Le plan est discuté et
arrêté. Des postes attaqueront la
ville en divers endroits : de la sorte, on obligera les Hutois à
disséminer et
à amoindrir leurs forces. Lors¬que le combat sera
engagé sur toute la ligne, le
sire de Gosne arrivera à l'improviste avec ses troupes par le
bas-mât et
escaladera le rempart de St-Main, lequel probablement sera
dégarni de
défenseurs. Une fois dans la ville, il attaquera par
derrière les rebelles,
sèmera la confusion dans leurs rangs et profitera du
désordre pour ouvrir une
porte aux assaillants. Les
chevaliers allaient quitter la tente du conseil, lorsqu'un bruit se fit
entendre. C'était la voix d'un homme qui demandait aux gardes
d'être introduit.
Il disait avoir d'importants secrets à révéler. On
le fit entrer. L'extérieur
de cet homme ne disposait guère en sa faveur. Quoiqu'il
fùt vêtu en bourgeois,
il avait plutôt l'air d'un mendiant, tellement son costume
était râpé et
malpropre. Grâce à la lampe qui éclaire la tente,
on voit apparaître le
compaing André Siret. Tous
les regards sont fixés sur lui. On attend ce qu'il va dire. —
« Messires, peut-être me
prenez-vous
pour un espion de la ville !... Détrompez-vous ! Je renie les
actes de
rébellion et de sauvagerie de mes compatriotes. Et pour vous
donner la preuve
de la pureté de mes intentions, je prie Dieu de favoriser votre
entreprise !...
» —
« Pas tant de verbiages, dit un chevalier ! Que nous veux-tu?
Viens-tu comme
parlementaire ou comme traître ?... » —
« Mon Dieu, Messire, je n'ai point de mission à remplir de
la part des satanés
Hutois. Ma démarche est inspirée par le désir de
vous être utile. Je souhaite, autant que
vous, que la ville rentre bientôt
sous l'autorité du Prince-Evèque La guerre avec la
noblesse n'aura plus alors
de raison d'être! —
« Mais quel est le véritable mobile qui te fait agir,
reprend le sire de
Beaufort ? espères-tu obtenir de nous une somme d'argent pour
prix de ta
trahison ? » Et
en disant cela, le sire de Beaufort toisait le doyen des Fèbvres
d'un regard de
dégoût. —
« Pourquoi pas, répondit avec assurance le compaing ?
D'abord, j'ai un compte à
régler avec le chef de la sédition... Il m'a indignement
trompé. Il m'avait
promis la main de sa fille; et, au lieu de tenir parole, il a
traitreusement
éloigné son enfant; de sorte que, qùand je me suis
présenté en costume de
marié, les commères du voisinage sont venues me rire au
nez. Or, la plus grande
offense qu'on puisse me faire, c'est de me berner. C'est pourquoi je
veux me
venger d'Antoine. » —
« Et comment nommes-tu sa fille,
demanda
le seigneur de Celles ? —
« Johanne ! » —
« Mais c'est le nom cité tantôt par le vieux
religieux !... Mon gars; ton
mariage n'aurait duré que peu de jours, car il parait que la
jeune fille est
gravement malade au castel de Gosne ! » —
« Peu m'eut importé... En tous cas, j'aurais
disposé de sa dot. » —
« Ah ! il parait, bourgeois, que tu as un faible pour l'argent.
Tu es même
avare, à en juger par ton accoutrement. » —
« Messires, pensez de moi tout ce
que
vous voudrez, pourvu que je sois indemnisé de la perte
qu'Antoine m'a fait
subir. En tout cas, le concours que je vous offre pour réduire
la ville insoumise
est précieux; vous pourrez avec mon aide prendre la cité
sans coup férir...
Mais comme toute peine mérite salaire... » —
« Que demandes-tu, dis vite ? » —
« Rien que la confiscation à mon profit des biens du
Gouverneur des brasseurs». —
« Hum, reprit le chevalier, tu n'y
vas
pas de mainmorte ! Toute une fortune en compensation d'un mariage
manqué !... » —
« Mais, Monseigneur, vous oubliez que je veux vous livrer la
ville ! » —
« Et par quel moyen ? » —
« Veux-tu arriver au fait. » —
«Personne à Huy ne soupçonne que je sois venu vous
trouver. J'ai fait accroire
aux hommes de ma corpora¬tion que j'allais surveiller les alentours
pour
m'assurer si tout était tranquille. Je puis, à mon
retour, réclamer aux hommes
d'armes la clef d'une des portes près du Hoyoux. Aucun ne
supposera que je suis
d'intention de livrer la ville.... Vous arriverez à la sourdine
dans deux
heures. La porte vous sera ouverte, vous aurez toute facilité
pour exer¬cer
votre vengeance. Naturellement, comme je me compte dès à
présent des vôtres,
j'aurai la vie sauve!... M'accorderez -vous la confiscation des biens
de Maitre
Antoine ?... » Les
chevaliers délibérèrent sur ces lâches
propositions. Elles étaient de nature à
leur épargner bien des fatigues et peut-être un long
siège. On finit par
accepter l'offre du misérable. On convint des dispositions
à prendre, on donna
de nouvelles instructions pour le sire de Gosne, et on se remit
silencieusement
en marche. Deux
heures après, on criait dans les rues de Huy ville
gaignée ! Tue ! Tue! XXIII. Dans
la maison de Johanne, en la rue des Brasseurs. Nous y retrouvons
Maître
Antoine, qui malgré son triomphe et sa toute puissance, parait
tout chagrin. Sa
figure pâle et tirée dénote d'amères
préoccupations. Et en effet, cet homme à
trempe d'acier éprouvait une indicible tristesse. Il avait perdu
sa fille !...
assis sur un escabeau, il restait des heures entières, la
tête plongée dans les
mains. Pendant
que le souverain mambour réfléchissait sur les
évènements qui s'étaient si
rapidement succédés, une sourde rumeur se faisait
entendre au loin. Des cris,
qu'on n'aurait pu définir, troublaient le silence de la nuit.
Maître Antoine
crut que c'était le mot d'ordre répété par
les sentinelles. Mais
des pas semblaient se rapprocher de sa demeure. On paraissait se
concerter à
voix basse dans la rue et derrière l'habitation. Antoine ne prit
pas attention
à ce bruit insolite, et retomba dans sa rêverie.
Bientôt la porte dérobée du
rez-de-chaussée, donnant sur la ruelle des Sœurs-grises, tourna
sur ses gonds.
On l'avait ouverte avec un passe-partout. Alors, plu¬sieurs
personnes firent
crier les marches de l'escalier. Maître Antoine s'était
redressé en sursaut.
Qui pouvait venir à pareille heure et comment avait-on pu ouvrir
l'huis de
derrière ? Hélas l'heure avait sonné pour le
souverain-mambour, il fallait mourir.... Le
courageux chef de la sédition se dirigeait d'un pas ferme vers
la porte. Cet
homme, qui avait vu le danger de près, et qui avait
exposé tant de fois sa vie
pour la cause populaire, ne tremblait pas. Il
n'eut pas même le temps de tirer le verrou. La porte céda
sous une pression
formidable. et, se détachant des gonds, tomba avec fracas sur le
plancher de la
cham¬bre. Une horde de soudards, armés jusqu'aux dents, se
précipita dans
l'appartement, et entoura le souverain ¬ambour, en le
menaçant. Maître
Antoine était resté calme et majestueux. Il promenait un
fier regard sur la
bande d'assassins qui lui barraient le passage. Tout-à-coup, il
aperçut André
Siret. Sa large poitrine se gonfla d'indignation. Il venait de deviner
que la
trahison était ourdie par le compère. Saisissant un
escabeau, il le lui lança
de toutes les forces à la tête. Il esquiva le coup. L'arme
improvisée atteignit
un des soudards et le renversa. Alors, l'attaque devint
générale. Les routiers
assaillirent Maître Antoine, au cri de guerre : Gosne au noble
sire ! et le
percèrent de mille coups. Le
tribun s'affaissa sur lui-même, en murmurant sa devise favorite :
Franchise et
commune ! Et quand il fut sur le point de rendre le dernier soupir, il
invoqua
le nom de celle qu'il avait tant chérie : de sa Johanne. Ces
deux pensées
résumaient les sentiments de cet homme. Il n'avait eu dans sa
carrière que deux
aspirations : l'amour du peuple et celui de la famille. Le premier
l'avait
trahi ; et lui-même avait sacrifié le second dans ses
idées d'ambition. Antoine
était mort. André Siret veilla à ce que la maison
ne fut pas livrée au pillage.
Les richesses du tribun formaient le prix de la trahison. Aussi, le
compaing
installa-t-il des soldats de choix pour garder le logis. Les
soldats parcoururent ensuite la ville, s'emparant de tous les postes
importants. Le lendemain au matin, la contre-révolution
était opérée. La
plupart des bourgeois, surpris dans leur sommeil, avaient vu piller
leurs
maisons; les chefs des métiers étaient tués, et
les corporations dissoutes...
Les bannières des seigneurs flottaient sur l'esplanade du
marchiez. Au
centre, un gibet, tout fraîchement élevé,
annonçait au peuple que les représailles
des nobles allaient commencer. Même, on y avait suspendu en guise
d'avertissement le corps d'Antoine de Larre. XXIV. Après
le départ du prêtre, Johanne éprouva
mélancolie et la tristesse ? La pauvre
enfant conservait donc de l'espoir. Elle avait la conviction que le
vieux
prêtre ne tarderait pas à revenir avec Jacques. XXV. —
« Johanne de Larre, levez-vous et sortez !... » Ainsi
commandait un archer, en jetant une corde par l'ouverture de
l'oubliette. La
malheureuse saisit avec empressement la corde et se la noua autour de
la
ceinture. Elle s'écria : —
« 0 mon Dieu ! je vous remercie, Jacques est arrivé ! Il
me mande. Je vais le
voir et lui parler. Maintenant, je suis heureuse ! » Quand
elle eut mis pied dans le corridor, elle posa mille questions au
soldat, qui ne
pouvait lui répondre. Elle courait en tous sens,
réclamant Jacques de Gosne. Quand
la malheureuse arriva à la porte qui donnait issue sur la cour,
elle resta
muette d'épouvante. Johanne avait aperçu un bûcher
entouré d'hommes d'armes. A
quelques pas de là, l'exécuteur des hautes-œuvres du
domaine de Gosne
attendait, la torche en main. Lambert de Gosne était aussi
présent : il donnait
des ordres pour hâter le supplice. Que penseraient les seigneurs,
disait-il, de
son retard à prendre part à l'expédition
projetée. Déjà, l'armée devait être
en
route. Johanne était devenue froide et livide. Elle avait
cherché du regard son
protecteur Jacques et le vieux religieux : mais ni l'un ni l'autre
n'apparaissaient. Elle perdit la raison : son cerveau s'enflamma, ses
oreilles
tintèrent et ses yeux se couvrirent d'un voile. Il lui sembla
entendre des
rumeurs épouvantables, comme des ricanements de damnés.
En un mot, l'enfant
ressentait les affres de la mort… Elle
se laissa traîner inconsciente jusqu'au bûcher.
Déjà, on allait la hisser pour
l'attacher au poteau, lorsqu'elle se dégagea brusquement des
mains du bourreau.
Ranimée par cet instinct de conservation qui pouruit tout
être vivant en danger
de mort, elle sauta du bûcher et vint avec la rapidité de
l'éclair tomber aux
pieds du sire de Gosne. Elle embrassait ses genoux et criait avec un
accent
déchirant : — « 0 Messire ! grâce ! Laissez-moi la
vie ! Vous savez que je n'ai
pris aucune part à la révolte des Hutois ! Quel mal une
pauvre fille, comme
moi, aurait-elle pu faire ? Grâce, au nom de votre mère !
Grâce au nom de la
Vierge Marie !... Je veux vivre, Messire ! .. » Et
l'enfant se tordait de désespoir, en serrant dans ses bras les
genoux du cruel
châtelain. Des torrents de pleurs inondaient sa figure
angélique. Le vieux sire
de Gosne essayait de détacher les bras de l'enfant. Son oeil
restait sec et ses
traits conservaient leur impassibilité naturelle. —
« Ah ! par la barbe de Notre Seigneur, répondit-il !
Voilà bien le courage des
rejetons de ces exécrés bourgeois ! Tu n'oses affronter
la mort!... Tu prétends
n'avoir rien à te reprocher!... Mais ton père n'a-t-il
pas incendié mon hôtel
?.. Oublies-tu que mon écusson a été
outrageusement martelé ? As-tu perdu
souve¬ance du tableau offensant que tes compatriotes ont
cloué à la porte de ma
demeure ?... N'ayant 'pu saisir le père, je punirai la fille. Ma
vengeance doit
s'exercer. Et si je parviens à appréhender ton
père, je te l'expédierai pour
l'éternité !... Il ira te rejoindre au plus tôt!...
Allons, dépêchons, il faut
que tu meures !.. » —
« 0 mon doux Seigneur ! Quoi que
vous
disiez, votre cœur est bon !... Vous avez voulu vous jouer d'une
malheureuse !
Vous avez voulu m'effrayer ! Rassurez-moi donc vite, je vous en prie !
Dites-moi que tout cet appareil n'est qu'une mise en scène ! Ne
voyez-vous pas
que je deviens folle de terreur ?... Grâce encore une fois,
Messire !... Si je
vous ai blessé en acceptant la foi de votre fils, je renoncerai
à son amour
!... Oui, j'étais poussée par un orgueil excessif !... Je
ne suis qu'une
vassale !... Je n'étais pas digne d'épouser votre fils
!... Je vous jure, sur
le Christ vivant, que si vous m'accordez la vie, je m'enterrerai dans
un
couvent. Là, je prierai tous les jours de ma vie, pour lui et
pour vous !.... » Les
hommes d'armes se sentaient émus, et le bourreau essuyait
à la dérobée une
larme. Le
sire de Gosne resta inébranlable. Il fit un signe
impérieux aux hommes d'armes
et ceux-ci avancèrent pour saisir la condamnée... La
malheureuse redoubla ses
cris : —
« Grâce ! Grâce ! Messire !... seulement
pour une heure !... Rien qu'une heure, ô mon doux maitre !... Une
heure pour la
pauvre fille du peuple, c'était un demi siècle
d'existence ; car Jacques
arrivait à bride abattue et dévorait l'espace. Lambert de
Gosne poussa un juron
énergique. Alors, les soldats enlevèrent la malheureuse
et la lièrent solidement
au poteau. Quand
elle vit la flamme s'élever et l'entourer d'un cercle de feu,
quand elle sentit
la chaleur dévorante calciner ses chairs et l'étouffer,
alors, dirigeant les
yeux vers le ciel, elle poussa un dernier cri d'angoisse, un cri qui
fit
dresser les cheveux d'épouvante et qui résonna jusque
sous les voûtes du manoir
: —
« Jacques ! Jacques !... au secours !... » Hélas
! l'enfant n'existait plus !... Son âme s'était
envolée vers le ciel ! Jacques
de Gosne tomba comme foudroyé. XXVI. CONCLUSION. Les
troubles étaient apaisés. Les droits des nobles et des
bourgeois furent réglés
par l'autorité du PrinceEvêque. Tout rentra dans l'ordre. Le
compère André Siret était devenu
propriétaire de la fortune du Gouverneur des
brasseurs. Mais s'il gagna en richesses, il perdit en
considération. Cet homme,
que le peuple stigmatisait du nom de traître, vécut
à l'écart, méprisé de tous.
Son avarice s'accrut avec l'âge. il se privait même du
nécessaire. Il mourut
pour ainsi dire dans le dénuement. Voulant racheter ses fautes,
il laissa sa
fortune à un moutier, à la condition de
célébrer à perpétuité des messes
pour
le salut de son Ame. Le
sire de Gosne, père, passa peu de temps après lés
événements de ce récit de vie
à trépas. Maroie
de Beaufort épousa un seigneur de la Cour du Prince-Evêque. Quant à Jacques, il
oublia avec l'insouciance de la jeunesse
l'assassinat de la pauvre Johanne. Il contracta
mariage,
et eut une fille, mariée à Henri de Gesves. Cependant,
les remords vinrent
après la mort de sa femme l'assaillir. Il
se reprochait sans cesse d'être la cause de la mort de la
malheureuse fille du
peuple. A la fin, ne pouvant plus résister au cri de sa
conscience, il résolut
de renoncer au monde. Il embrassa la vie monastique. Nous le retrouvons dans le
couvent des Frères Mineurs, à
Huy. Il vécut douze ans dans le cloître, faisant
vœu du silence le plus absolu. Quoique
ce voeu ne lui fût pas imposé par la règle de la
maison, il l'observa
scrupuleusement. Il passait le temps dans la méditation, la
prière et la
pénitence. Les années l'avaient bien changé : il
était devenu chauve, maigre et
voûté. Ce n'était plus le brillant chevalier de
jadis : ses yeux étaient
devenus atones et une maladie de poitrine le minait. Le
jour de sa mort, il rompit le silence qu'il s'était
imposé. On l'entendit dire
au moment d'expirer FIN. |