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  Légendes_______________________________________Jules Fréson


 Ida de Cielle___________________________

- Condensé du livre " Légende du XIVe siècle" de Jules Fréson. - Imprimerie L. Degrace, 1885.
  

Ida de Cielle

  I.

Aucun paysage de la Belgique n'est comparable, à mon avis, à celui qu'on découvre des hauteurs voisines de Laroche.

Enfin, nous étions arrivés au terme assigné. La ville de Laroche était pour nous la Jérusalem des croisés et nous la saluions avec bonheur.

Du haut du village de Cielle, nous voyions une route serpenter sur le flanc d'une montagne, laquelle forme presqu'un arc et est couronnée d'une épaisse forêt. Au fond, l'Ourthe coulait capricieusement autour d'une colline, figurant assez bien une presqu'île.

Dans le lointain et sur les bords de la rivière, les pre­mières maisons de la ville se dessinaient à nos regards. Enfin, on distinguait sur une montagne les sombres tours, encore debout, de l'antique château des seigneurs de Laroche.

II.

C'était le sixième jour du mois de juin 1579.

Le soleil avait disparu depuis longtemps ; et la lune montait lentement à l'horizon, projetant ses pâles rayons sur les noires murailles du château de Laroche. Le pont-levis était levé, et laissait béant le profond fossé qui défendait l'entrée du castel. Sauf quelques soldats qui se promenaient, l'arquebuse au bras, dans le rayon des remparts, assigné à leur surveillance, on eut cru le manoir inhabité. Disons de suite que la famille du châtelain occupait le donjon.

Tout le personnel ne s'était pas encore livré aux dou­ceurs du sommeil ; car, du côté de l'est et à un endroit caché aux regards des sentinelles, quelque chose de mystérieux se passait. Une tête couverte d'une mante de soie se montrait à une croisée, et interrogeait prudemment les alentours. Alors, on voyait une main de femme déployer une échelle de corde. Enfin, après avoir attendu pendant quelques minutes, pour s'assurer si aucun danger n'était à craindre, une forme svelte et légère descendait jusqu'à terre, gagnait l'éclaircie du bois voisin et disparaissait dans une allée sombre.

Avant de suivre l'inconnue dans sa course nocturne, faisons connaissance avec elle et renseignons-nous sur son origine, sa physionomie et son caractère.

Ida Van der Werth, car c'est ainsi que se nommait notre héroïne, avait tout au plus quinze ans. Elle était née à Anvers, de parents que le commerce avait enrichis, et qui l'idolâtraient. Malheureusement elle avait perdu à l'âge de cinq ans son père. Robert Van der Werth avait été tué dans les guerres de religion qui avaient ensanglanté les Flandres. La fortune des parents d'Ida s'était émiettée sous le poids des amendes inexorables du duc d'Albe, et peut-être aussi sous la mauvaise ad­ministration de la veuve. A la fin, les deux femmes, mère et fille, avaient été expulsées de leur demeure, descendant ainsi du plus haut degré de l'échelle sociale pour tomber dans la misère.

Heureusement, une famille noble d'Anvers, d'origine espagnole, s'était intéressée à leur sort. Prenant en considération le malheur qui accablait Marthe, (la mère d'Ida), et mue par cette pensée, que l'infortune doit doublement peser sur des personnes habituées à vivre dans le luxe, elle avait cherché à placer la veuve dans un château. Or, le sire de Laroche désirait une gouvernante pour sa fille Berthe. C'est ainsi que Marthe avait été chargée de l'éducation de la jeune fille; et comme on lui avait permis de conserver Ida près d'elle, elle soignait en même temps l'instruction de son enfant.

Les jeunes filles avaient grandi côte à côte, parta­geant les mêmes études et les mêmes jeux. Habituées à vivre ensemble, elles avaient conçu l'une pour l'autre l'affection de deux véritables sœurs.

Ida était blonde. Ses yeux, d'un bleu de ciel, avaient un ton de suavité et de douce mélancolie. Sa taille était svelte et gracieuse. Enfin, ses mouvements étaient marqués d'une langueur qui ne manquait pas de charme. De prime abord, on l'eut jugée inaccessible aux fortes sensations, mais au fond, elle était susceptible de concevoir une grande passion.

Berthe accusait dans sa personne l'origine nobiliaire. Issue d'une longue lignée de chevaliers, elle avait quel­que chose d'impérieux et de hautain dans les yeux. Ses cheveux, d'un noir de jais, s'harmonisaient avec le teint mat de la figure. Grande, bien conformée, et d'un port majes­tueux, elle était destinée à conquérir tous les cœurs.

Et si nous comparons maintenant les deux jeunes filles, nous dirons qu'Ida était le symbole de la douceur, et Berthe, de la force. La première personnifiait la pa­tience, la résignation et l'amour ; l'autre : la vivacité, l'orgueil et la coquetterie.

 III.

 Depuis trois mois, un incident avait quelque peu refroidi la tendresse réciproque de Berthe et d'Ida. Un jeune écuyer, Raoul de Montaigle, avait été accueilli, au château de Laroche. Son père l'avait envoyé pour faire, sous la surveillance du châtelain, ses premières armes et pour gagner les éperons de chevalier.

Comme presque tous les personnages de légendes, il était beau, avait sans exception les qualités dont on les dote ordinairement, et méritait les formules employées d'usage pour peindre un héros.

Il avait, comme Berthe, dix-huit ans. A peine au sortir de l'enfance, il n'avait pas encore contracté les habitudes d'un homme de l'âge mur. C'est pourquoi, il préférait partager les courses folâtres et les jeux des deux jeunes filles, plutôt que de manier l'épée et l'ar­quebuse.

Or donc, la principale occupation de Raoul consistait à courir à travers bois en compagnie de ses deux sœurs, (c'est ainsi qu'il les nommait !) à leur tresser des couronnes, à les leur placer coquettement sur la tête, et à former des bouquets composés de fleurs des champs, les plus belles à mon avis de la création.

Mais des divisions jalouses s'étaient déjà glissées dans ces amusements si frivoles. Berthe et Ida se lançaient parfois un regard inquisiteur. Elles commençaient à scruter respectivement les bouquets que Raoul leur distribuait.

Le cœur de Raoul s'était laissé éprendre d'une passion pour Ida, passion qu'il n'avait pu maîtriser. Il avait cherché à cacher cette affection naissante : mais, quoiqu'il fit, Ida n'avait pas tardé à s'en apercevoir. Des regards furtifs et prolongés, des prévenances marquées, enfin des serrements de mains significatifs, tout ce langage muet avait dit à la jeune fille qu'elle était aimée, et elle avait partagé cette flamme.

Quoiqu'un peu jalouse, Berthe attri­buait les attentions de l'écuyer à cet entrainement, qui pousse les membres d'une famille à s'occuper particulièrement du plus jeune enfant. Or, puisqu'Ida était considérée par elle comme une sœur,  il était naturel que Raoul témoignât parfois de l'intérêt à l'enfant. Malgré donc de petits accès d'humeur, Berthe était parfaitement rassurée.

Tout en pensant de la sorte, elle se préoccupait du jeune homme. Et cela s'explique : il était bien fait de taille, ses manières étaient distinguées, et il ne man­quait point d'esprit. A un autre point de vue, sa nais­sance, sa position sociale et sa fortune le désignaient comme un parti convenable. A la différence d'Ida, Berthe avait pesé toutes ces qualités dans son âme; et à force de se complaire dans ces pensées, s'était aussi éprise de l'écuyer.

 IV.

Ida se glissait légèrement dans l'allée obscure. Son cœur battait violemment, car il lui semblait qu'elle commettait une mauvaise action. En effet, elle s'était soustraite à l’œil vigilant de sa mère, pour satisfaire à la demande de Raoul. Il avait si bien démontré l'impos­sibilité d'un entretien sans témoin au château et avait tant insisté pour obtenir un rendez-vous, qu'elle avait fini par accéder à sa prière.

Elle avançait en prêtant l'oreille. Parfois, il lui semblait qu'elle était suivie par un espion ; mais elle reprenait confiance, et attribuait le bruit au souffle du vent ou au craquement des branches mortes qu'elle foulait aux pieds.

Enfin, elle atteignit la clairière qui lui avait été désignée.

Bientôt, Raoul parut. Ida se redressa aussitôt ; et rougissant instinctive­ment, présenta la main à l'écuyer. Il s'en empara, et après l'avoir pressée sur ses lèvres, lui dit

— « Pardon, Ida, de vous avoir fait attendre Mon père est arrivé pendant que vous vous étiez retirée dans vos appartements. »
« C'est donc lui qui a sonné du cor pour faire abaisser le pont-levis. »
« Oui. »
« Quel est le but de son voyage ? »
« Je l'ignore. Seulement, il m'a prévenu que demain, il m'entretiendrait d'un sujet important. En ce moment, il confère avec le sire de Laroche. »
« Mon Dieu ! s'il allait vous emmener !... Que deviendrais-je ? »
« Espérons qu'il n'en sera rien ! Si tel était son dessein, il m'en eut averti sur le champ ! »
« Je crains qu'un malheur ne nous arrive »
« Chère Ida ! Pourquoi vous évertuer à voir tout en noir ? Laissons les appréhensions aux personnes qui se complaisent dans le chagrin.... »
« Raoul, certain pressentiment m'obsède.... Je ne puis le définir en tous cas, il n'est pas rassurant! »
« Folle ! Pourquoi craindre ? Rien ne nous menace. J'ai l'intention d'ouvrir mon cœur à mon père, au sire de Laroche et à votre digne mère. Je leur dirai que je vous aime avec passion et que je vous ai choisie comme devant être la compagne de ma vie ! »

En ce moment, un bruissement de feuilles se fit entendre. Les deux amants interrompirent leur conversation et écoutèrent avec attention. Ida s'était rapprochée instinctivement de Raoul et celui-ci la pres­sait contre sa poitrine. Le bruit cessa. Raoul reprit :

— « C'est probablement une bête fauve, que notre présence aura délogée du gite. »
« Mon Dieu, j'ai peur ! »
« Peur ? Enfant, quand je suis là pour vous défendre !
»
« Merci, mon Raoul ! Vous disiez donc que vous révéleriez à votre père le secret de notre chaste amour... Mais n'est-il pas dangereux de précipiter les évènements?... Certes, le consentement de ma pauvre mère vous sera acquis, car elle n'a d'autre objectif que le bonheur de son enfant. En sera-t-il de même de ceux du Seigneur de Laroche et du sire de Montaigle?...»
«
Quant au châtelain de Laroche, il n'a rien à voir dans nos projets d'avenir... Je ne me dissimule pas que mon père poussera de hauts cris, et rejettera d'emblée ma demande. J'espère que quand il aura apprécié les qualités de votre cœur, il reviendra à d'autres sentiments.»
« Raoul ! Pourquoi ne pas attendre ?
»
« Enfant ! Encore des hésitations ! ...
»
« Et si votre démarche intempestive allait pro­voquer une séparation !...  Celle-ci me serait plus pénible que la mort !... Quand je suis près de vous, je me sens heureuse.
»
« Chère Ida ! Le devoir d'un galant homme est d'accomplir ses serments. Or, j'ai promis de vous aimer jusqu'à mon dernier souffle, et cette promesse doit être consacrée solennellement par le ministre des autels.
»
« Je me demande si je ne suis pas trop présomptueuse en aspirant à devenir votre épouse.
»
« Je vous en con­jure, chère Ida, permettez-moi de ne rien cacher à mon père !
»
« Raoul, Raoul ! Réfléchissez ! »
« J'ai réfléchi mûrement. »
« Eh bien, reprit lentement Ida, puisque vous l'exigez, je ne puis m'opposer à votre dessein.»
« A demain donc, chère Ida. »
« Adieu, Raoul ! »
Au moment où les jeunes gens allaient se séparer, le bruit qui s'était fait entendre se reproduisit. Raoul tira son poignard, et s'approcha vivement de la lisière du taillis. Il crut voir une ombre qui fuyait et se mit à la poursuivre.

Ida était effrayée, et poussait des cris pour rappeler Raoul. Celui-ci revint aussitôt ; et pour rassurer l'enfant, lui fit accroire qu'il avait aperçu un daim. Comme Ida craignait de retourner seule, il l'escorta jusqu'à la sortie du bois.

 V.

Le sort d'Ida allait donc être irrévocablement fixé. Un oui du sire de Montaigle lui ouvrirait un horizon de félicité sans le moindre nuage. Par contre, un refus la ferait déchoir de ses illusions dans un abîme d'afflictions.

Cette dernière pensée surexcita ses nerfs. S'ima­ginant déjà qu'elle serait rebutée comme bru, elle se livra à toutes les exagérations de la tristesse. Elle pleura, en reprochant mentalement à ses parents de ne l'avoir mise au monde que pour lui faire traverser une vallée de larmes.

Elle chercha à se persuader que Raoul réussirait iné­vitablement dans sa tentative et finit par prendre confiance. Alors, pleine d'espoir et séchant ses larmes, elle s'accouda à la croisée pour méditer sur son bonheur. La nuit prêtait à la rêverie.

 VI.

 — « Ainsi, tu l'as parfaitement reconnue. »
« Oui, Messire, c'était damoiselle Ida. Je la suivis jusque près d'une clairière du bois voisin ; et là, un rayon de lune éclaira la figure de la jeune fille. »
Ainsi parlaient, le lendemain au matin, le châtelain de Laroche et le garde-forestier Hubert Rigault. Le garde reprit :
— « Peu d'instants après, Messire Raoul de Mon­taigle survint; et alors, commença entre les jeunes gens un entretien, que je ne vous rapporterai point en détail, mais dont les doux propos d'amour formaient le canevas. »
« Tu penses que ces jeunes gens s'aiment. »
« Je n'en doute nullement. Et la preuve, c'est que Messire Raoul se propose de demander à son père le consentement à l'union projetée. »
« Il doit s'attendre à un refus ! Le sire de Mon­taigle est venu expressément solliciter la main de Berthe pour son fils. Il considère une alliance avec ma famille comme un nouveau lustre pour sa maison. J'ai d'abord consulté mon enfant; et comme l'idée de cette union lui souriait, j'ai donné mon acquiescement à la demande...
»
« Hubert, cette aventure contrarie singulièrement tous mes plans. J'ignore si, après la demande formelle du sire de Montaigle, Raoul refusera la main de ma fille. Ce serait un affront sanglant pour ma famille. En attendant, j'aviserai à certain moyen.... Quoiqu'il arrive, tu voudras bien, mon ami, garder le silence sur cette équipée. Il y va de l'honneur du château. »
« Messire, vous pouvez compter sur ma discrétion. Je vous suis trop dévoué pour divulguer les secrets de la famille. »
 «Merci, mon ami, je n'attendais rien d'autre de ta fidélité. Et comme le service, que tu viens de me rendre, mérite une récompense, j'augmente dès ce jour de cin­quante écus tes gages. »

Le garde forestier se confondit en remercîments, salua son maitre et sortit.

 VII.

Le sire de Laroche grommelait contre dame Marthe. N'était-il pas impardonnable que la gouvernante eût toléré pareille liaison, ou du moins ne s'en fût pas aperçue.

— « Ah ! disait le chevalier, si la châtelaine eut été en vie, sa perspicacité n'eut pas été en défaut! »

Peu s'en fallut que le sire de Laroche congédiât, séance tenante, Marthe et Ida.Mais c'eut été donner l'éveil à la valetaille. Les ser­vantes et les varlets se seraient demandé quelle était la cause d'un renvoi aussi subit.Mieux valait parlementer.

Après avoir raisonné de la sorte, le chevalier résolut de mander Ida à l'instant. Elle seule pouvait lever l'obstacle qui contrariait le projet du mariage de Raoul et de Berthe. Il était urgent d'obtenir à tout prix une renonciation à ses prétentions et un silence complet sur les évène­ments antérieurs.

Le châtelain fit appeler Ida.

L'enfant était pâle et tremblait de tous les membres. Elle chercha à lire sur les traits du chevalier ce pour­quoi il la mandait..... Allait-il lui communiquer une bonne nouvelle? La figure du sire était froide et sérieuse.Toutefois, quand il vit Ida chanceler, il radoucit sa phy­sionomie et chercha à lui donner un cachet de bienveil­lance.

— « Mon enfant, je ne croyais pas nécessaire de vous rappeler mes bienfaits. Il m'est même pénible de vous les remémorer. Vous savez que, lorsque votre mère était à bout de ressources, je lui ai tendu une main secourable. Même plus ! Je vous ai traitée à l'égal de ma fille !... »
« Messire, dit l'enfant d'une voix émue, vos bien­faits sont gravés dans mon cœur. Croyez bien que je ne suis pas une ingrate. Si la Providence me fournissait l'occasion de vous témoigner par un acte quelconque ma reconnaissance, je la saisirais avec empressement. »
« Bien! Mon enfant, reprit le chevalier en baissant le ton, je vous remercie de ces bonnes paroles... Mais, n'avez-vous pas trompé ma confiance ? »
« Je me demande en quoi, Monseigneur »
« Ida, vous avez commis une faute presque inexcusable. Hier soir, vous vous êtes enfuie du château, et, comme une coureuse d'aventures, vous êtes allée à un rendez-vous dans le bois voisin. »        

L'enfant était devenue rouge de confusion et de honte. On l'avait donc épiée. Le chevalier continua :

— « Est-ce là le fait d'une fille bien élevée.... de l'amie de Berthe ? »

Ida ne répondit point.

— « Non seulement, vous avez livré votre réputation à la critique et à la médisance, mais vous avez compromis l'honneur de ma maison. Mais vous n'avez que quinze ans, et à cet âge on ne calcule pas toujours la portée de ses actes!... »
« Monseigneur, je reconnais que ma démarche était imprudente. Et puisque vous savez que je me suis rencontrée avec Raoul, je vous révélerai le sujet de notre entretien. Le jeune sire de Montaigle désirait me parler en secret... Il m'aime, Monseigneur, et a juré d'unir sa destinée à la mienne.
»
« Voyons, mon enfant, raison­nons ensemble, comme un père et sa fille.... Raoul est un écervelé qui s'imagine qu'on peut vivre, sans se préoccuper de l'avenir. Notez que vous n'avez pas un écu vaillant à lui offrir en dot. Son père, qui tient énor­mément aux considérations de fortune et de noblesse, ne consentira jamais à un mariage semblable. Voulez-vous, mon enfant, faire le malheur du jeune homme ? Admettons un instant que contre vent et marée vous ayez contracté mariage, Raoul aura encouru la dis­grâce de son père et celui-ci le déshéritera. Quelles seront alors vos ressources ?... Répondez-moi!... La misère assiégera votre demeure, quelque humble qu'elle soit, et tôt ou tard il arrivera un moment où Raoul vous reprochera d'avoir ruiné son avenir!... »

Ida essaya de répondre: mais sa gorge se contractait et ses lèvres ne pouvaient articuler aucun son. Faisant un effort, elle dit:

— « Messire !... Raoul et moi, nous nous aimons ! »
« Enfant, l'amour ne dure pas longtemps. Il est, de sa nature, inconstant; et toujours, il s'éteint quand la gêne vient s'asseoir au foyer domestique !... Il est une autre considération, sur laquelle j'attire par­ticulièrement votre attention. Le sire de Montaigle est venu me demander la main de Berthe pour Raoul. »
« Raoul le sait-il, dit Ida d'une voix presque mourante!... »
« Pas encore, mais son père lui fera tantôt part du projet. »
« Et Berthe ?... Aimerait-elle aussi Raoul ?... »
« Oui, mon enfant. La demande lui a souri, d'où j'augure que depuis longtemps elle a secrètement donné son cœur au jeune homme !... »
« Hélas !... Tout conspire contre moi. »

Et l'enfant se mit à fondre en larmes. Le chevalier rapprocha son siégé du fauteuil d'Ida, et lui serrant les mains avec effusion, reprit :

— « Ida, mon enfant chérie, vous m'avez dit tantôt que si une occasion se présentait de me témoigner votre reconnaissance, vous la saisiriez... C'est ici le moment de montrer que vous avez la mémoire du cœur. »

« Oh ! Je devine, il faudrait oublier Raoul!... Messire, ce que vous demandez est impossible ! Réclamez plutôt le sacrifice de ma vie, j'y consentirai ! Mais effacer Raoul de ma pensée, c'est exiger plus que ce que je puis pro­mettre !  »
« Je n'ai encore énoncé qu'une partie des motifs qui m'engagent à faire appel à vos devoirs de recon­naissance.
Avez-vous, mon enfant, pensé à votre mère et à votre soeur Berthe?... Qu'adviendra-t-il de la première, si vous persistez dans vos projets ? Naturellement, si Raoul refuse la main de ma fille, mon blason aura subi un affront dont vous serez la cause. La présence de votre mère pourra-t-elle être encore tolérée en ce château?... »
« Oh ! Messire !  Vous vengeriez-vous sur ma pauvre mère !... »
« Certes, le renvoi de votre mère serait un acte inhumain, qui n'entre nullement dans ma pensée. Mais dame Marthe finirait par comprendre que son séjour n'est plus possible en ce castel ... Alors, elle se trou­verait sans asile et sans pain !... Avez-vous prévu cette conséquence, mon enfant ?
« Et Raoul, Monseigneur, laisserait-il ma mère dans le dénuement ? »
« Enfant, je vous ai répété à satiété que les res­sources vous manqueront à tous deux.
»
« Mon Dieu ! mon Dieu ! Ayez pitié de moi. »
« Et Berthe, votre amie d'enfance, la sacrifierez-vous aussi ? Ma fille doit aimer passionnément le jeune écuyer. A la vérité, son affection ne s'est pas traduite, comme la vôtre, en des actes publics et condamnables. Mais elle n'en est pas moins enracinée. Ida, Ida Ferez-vous le malheur de ma fille?...»

Le chevalier avait quitté les mains d'Ida et se tenait debout. D'un ton solennel, il ajouta :

— « Ida ! Je résume les observations que je vous ai présentées. Par votre fol amour, vous jetterez du discrédit sur ma maison vous compromettrez l'avenir et le bonheur de Raoul vous exposerez votre mère à la misère ; enfin, vous plongerez un poignard dans le cœur de Berthe... Est-ce là, mon enfant, la récompense que vous réserviez à mes bienfaits ?... »
« Messire, qu'exigez-vous de moi. »
« Ida je demande que vous renonciez à votre inclination. »
« Messire, reprit-elle d'une voix mourante, le bonheur et la vie d'une personne de ma condition ne doivent point peser dans la balance ! Vous me demandez un sacrifice bien pénible.... eh bien ! Je l'accomplirai ! De la sorte, j'épargnerai à tous ceux qui me sont chers le déshonneur, les revers et les chagrins que mon fol amour aurait causés ! »
« Mais, ajouta-t-elle avec un accent amer, l'immola­tion sera complète ! Puisque je suis un obstacle, il faut qu'il disparaisse de céans !...
»
« Malheureuse ! Que dites-vous?... Non, mon enfant, je n'entends pas que vous quittiez le château. Quand Berthe sera mariée, vous la remplacerez près de moi. A partir de ce jour, je vous servirai de père. »

L'enfant s'était dressée. Pendant quelques instants, elle resta muette.

Le châtelain reprit

— « Et quand plus tard, Ida, un parti convenable se présentera, je vous doterai comme si vous étiez mon enfant. »

Ida bondit d'indignation à ces paroles. Le sang avait afflué à ses joues et ses yeux avaient repris leur éclat accoutumé:

— « Messire, dit-elle avec fierté, une fille comme moi ne spécule pas quand il s'agit de payer une dette de reconnaissance.... Monseigneur, j'ai fait, pour l'acquitter l'abandon de mon bonheur. M'offrir quelque chose en retour, ce serait supposer que je veux tirer profit du sacrifice.... Pauvre, je suis entrée dans votre castel ; pauvre, j'en sortirai !... »
« Ida, mon enfant, calmez-vous ! Je n'ai nullement eu l'intention de vous offenser. Bien loin de vouloir salarier le service que vous nous rendez, je réclamerai encore autre chose de votre dévouement. »
« Que faut-il faire, Messire ! »
« Il s'agit maintenant de mener à bonne, fin les projets de mariage de Raoul et de Berthe. Il n'y a que vous, qui puissiez le persuader... Je vous conjure, Ida !... d'accomplir ce devoir ! »
« Monseigneur, ce que vous me demandez est un suicide moral ? »
« Mais, Ida, vous souscriviez vous-même à l'idée d'une alliance entre Raoul et votre amie… Pourquoi n'assureriez-vous pas les moyens de parvenir à cette fin? »

Ida était arrivée au paroxysme de l'abattement et de la résignation. D'un ton lent et saccadé, elle reprit :

— « Messire, je boirai le calice jusqu'à la lie. Raoul apprendra de ma bouche qu'il ne doit plus aspirer à ma main... Il saura que j'ai renoncé à lui, sans esprit de retour !... Maintenant, Monseigneur, nous sommes quittes !... Dieu veuille que vous n'ayez point à vous reprocher d'avoir exigé l'abnégation des sentiments de mon cœur !... »
« Ida, ma fille, venez dans mes bras. »
« Monseigneur, veuillez vous rappeler que vous n'avez qu'une fille !... Quand un père a deux enfants, il les aime également, et ne sacrifie pas l'un pour avan­tager l'autre!..
« Ida, vos paroles sont bien amères !... Mais je les excuse !... Me permettez-vous de vous envoyer tantôt Raoul ?...»

Ida fit un signe affirmatif.

 VIII.

C'en était donc fait ! Adieu tous les rêves chimériques d'Ida !

Dans sa détresse, elle invoquait la mort. Elle disait. — « Puissé-je, lors du mariage de Raoul, dormir dans la tombe ! Peut-être alors Dieu consolera-t-il mon âme, et me fera-t-il oublier dans le ciel les maux que j'ai endurés sur la terre !

Tout-à-coup des pas se firent entendre dans le cor­ridor. C'était Raoul ! Ida se ressouvint que le chevalier l'avait prévenue de l'envoi du jeune écuyer.

Ah ! Le moment le plus pénible était arrivé. Ida avait promis de mentir à sa conscience, de dire au jeune homme qu'elle avait cessé de l'aimer, enfin de lui conseiller d'épouser une rivale.Elle parvint à se relever, essuya ses larmes, et attendit. Raoul frappait à la porte. Il entra, la figure souriante; mais s'arrêta, en voyant la pâleur et l'altération des traits de la jeune fille,

— « Ida, chère Ida ! dit-il, vous souffrez ! Etes-vous malade ? Rassurez-moi, je vous en prie !»

En même temps, il cherchait une des mains de l'en­fant pour y déposer un baiser. La main se déroba à ses lèvres.

— « Messire, répondit-elle, la course nocturne d'hier m'a un peu fatiguée. Peut-être aussi, le froid m'a-t-il saisie !... »

Premier mensonge ! Il fallait bien du courage à Ida pour dénaturer ainsi la vérité. Ah ! Le rendez-vous faisait époque dans sa vie, car il lui avait permis de s'entretenir librement avec le bien-aimé: C'était bien à tort qu'elle l'accusait d'être la cause d'une prétendue indisposition.

— « Ida, pourquoi ce ton froid et si peu sympathique ? Toujours, vous m'avez appelé par mon prénom ! »
« Raoul, j'ai désiré vous parler d'un sujet, qui peut-être vous causera quelque peine. Mais mon devoir m'y oblige. »
« Ida, Ida ! Il se passe quelque chose d'extraordinaire. Vous m'accueillez avec une réserve qui ne vous est pas habituelle! Vous me glacez le sang ! Mais parlez donc!...»

Hélas ! Si l'enfant eût pu agir selon son cœur, elle eut souri au fiancé et l'eut rassuré! Mais elle avait promis de s'immoler complètement, et elle devait accomplir le sacrifice.

— « Raoul, je serai franche ! Des hésitations me sont survenues ; je me suis dit qu'il était prétentieux de ma part d'enchainer un descendant de haut lignage au sort d'une jeune fille sans naissance !... »
« Ida, je vous ai dit hier que je prisais avant tout vos qualités, notamment votre caractère doux et aimant !... »

L'enfant sentit une larme humecter sa paupière. Peu s'en fallut qu'elle se trahît.

— « Je ne me suis pas seulement arrêtée à cette ré­flexion, reprit-elle d'une voix tremblante. J'ai pensé.... qu'il était de mon devoir.... de rompre avec vous. »

Raoul fut atterré. Il ne s'attendait guère à une telle confidence.

— « Me sera-t-il permis, Ida, de vous demander pourquoi un revirement aussi subit est survenu dans votre cœur. Vous aurais-je offensée ?... M'aurait-on calomnié près de vous!... »
« Vous n'avez rien à vous reprocher, Raoul. Si quelque diffamation se fut produite à mon oreille, la bonne opinion, que j'ai conçue de vous, en eût fait immédiatement justice. Mais.... je le répète.... j'ai renoncé à votre amour !... C'est une décision irrévo­cable!... De votre côté, vous ne devez plus penser à moi !... »
« Ida, votre manière d'agir contraste singulière­ment avec l'amitié, pour ne pas dire l'affection, que vous me témoigniez. Il existe un mystère, que je ne puis deviner ! Expliquez-moi, je vous en supplie, les motifs pour lesquels vous rebutez l'amour d'un honnête homme !... »

Chaque parole de l'écuyer traversait, comme un fer rouge, le cœur de l'enfant. Mais elle avait juré de boire le calice jusqu'à la lie.

— « Raoul, je vous considère dès à présent comme dégagé de votre promesse!... Je vous rends votre parole! Vous pouvez, à dater de ce moment.... adresser vos hommages à une personne... plus digne que moi !... »
« Mais, pour l'amour de Dieu, Ida, expliquez-moi la cause d'une si étrange résolution!... Vous me con­gédiez, comme on renverrait un domestique !
« Je ne puis vous dire les raisons qui ont provoqué ma détermination. En tout cas... elle est sans appel !... Désormais, quand nous nous rencontrerons, nous ne serons plus que des étrangers l'un pour l'autre !... »
« Ida, je crois rêver !... Non, il est impossible que vous ayez, en l'absence d'une pression quelconque, changé de sentiment à mon égard!... »

Il était temps de terminer cet entretien. L'enfant allait oublier son rôle. Son coeur battait violemment et protestait contre ses propres paroles.

— « Ida, je devine Je dois présumer qu'un rival m'a supplanté !... Oh s'il en était réellement ainsi, votre conduite serait indigne !... »

Voyant qu'Ida baissait la tête sans répondre, il reprit lentement :

— « Vous me retirez votre affection !... Eh bien ! Soit !... J'ai même eu tort de vous retenir si longtemps!... J'aurais du comprendre que ma présence vous était odieuse!... Adieu Ida !... »

Il la regarda longtemps, croyant qu'un cri ou un geste le rappellerait. Mais Ida resta silencieuse et insensible. Alors, il sortit.

A peine venait-il de refermer la porte, qu'Ida se réveilla de son état de prostration. La force surhu­maine de caractère dont elle avait fait preuve l'abandonna, et elle tomba évanouie.

 IX.

Raoul arpentait comme un homme ivre son appar­tement. L'étrangeté de la conduite d'Ida l'avait com­plètement bouleversé. C'était précisément au moment où il allait demander au Sire de Montaigle de souscrire à l'union projetée, qu'Ida le sacrifiait.

La dignité de l'écuyer se sentit froissée. Bien certai­nement, un autre poursuivant lui avait ravi le cœur d'Ida. Et elle avait accepté les hommages du nouveau venu, sans penser à la blessure qu'elle occasionnerait à Raoul.

Cette réflexion fit naître un sentiment de dépit dans l'âme de l'écuyer. Ah ! Si une occasion de se venger de l'inconstante se présentait, comme il la saisirait!... Or, cette occasion allait se produire, puisque le sire de Montaigle était arrivé pour négocier un tout autre mariage.

Ainsi donc, les difficultés qui auraient pu entraver les projets du père de Raoul s'aplanissaient. Ida avait rompu avec l'écuyer, et celui-ci ne demandait rien de mieux que d'exciter la jalousie de l'enfant.

Le sire de Montaigle, fit valoir à son fils les considérations de nom, de fortune, etc., de l'unique héritière du domaine de Laroche. Le vieux seigneur retrouva un peu de son ancien enthousiasme pour faire de Berthe un portrait séduisant.

Raoul accepta au vol, même avec un empressement fiévreux, la proposition du châtelain. Il se montra si obéissant et si respectueux, que le sire de Montaigle ne put s'empêcher de le serrer avec effusion contre sa poitrine... Autre eut été, une heure auparavant, la déférence de Raoul pour son père.

Le sire de Montaigle descendit avec lui dans la grande salle du rez-de-chaussée. Berthe était seule et filait à l'aide d'une quenouille d'ivoire.

En apercevant l'écuyer, elle rougit de bonheur et quitta son travail.

« Noble damoiselle, dit d'un air radieux le sire de Montaigle, je viens au nom de mon fils, et avec l'as­sentiment de votre illustre père, réclamer votre main? »

Raoul s'était avancé vers la gracieuse jeune fille.

« Berthe, dit-il d'une voie émue, je mets à vos pieds mes hommages et mon cœur !...»

Comme nous l'avons dit, le dépit le faisait voler vers d'autres feux.

Berthe était radieuse. Elle répondit avec un sourire des plus aimables.

— « Messires! L'honneur d'une alliance avec votre famille ne peut être refusé. J'accepte l'époux que mon père me propose !... »
« Voilà, qui est parfait, reprit le vieux gentil­homme ! Permettez-moi, puisque vous allez devenir ma fille, de déposer sur votre front un baiser, c'est un privilège que tout beau-père aime à exercer!
»
« Et quant à toi, jeune homme, reprit-il, contente-toi pour le moment de prendre la main de ta future.... J'espère, mes enfants, célébrer joyeusement, ce soir, vos fiançailles. Le cellier de mon ami, le seigneur de Laroche, s'en ressentira, car je compte pour ma party faire un vide. »
« Maintenant je vous laisse.... Rou­coulez, mes tourtereaux, à votre aise ! Adieu ! »

Raoul s'assit près de Berthe et lui débita tous les lieux communs qui forment le répertoire des amoureux. Il était d'autant plus en verve qu'il était aiguillonné par le dépit.

Pendant ce temps, la malheureuse Ida gisait ina­nimée sur le parquet de sa chambre !

 X.

 Combien de temps l'enfant resta-t-elle dans cet état? Nous ne pourrions le dire. La gouvernante cherchait dans toutes les pièces du rez-de-chaussée sa fille. Ne la rencontrant nulle part, elle monta à l'étage, et trouva la malheureuse, étendue sans mouvement. Grand fut l'émoi de dame Marthe. Tout en appelant du secours, elle s'assura si le cœur de sa fille chérie battait encore. La bonne mère fut un peu rassurée, quand elle eut constaté qu'Ida était simplement évanouie. Elle chercha aussitôt à la ranimer.

Ida ouvrit les yeux, et voyant sa mère, la serra fié­vreusement entre ses bras.

— « 0 ma mère, dit-elle avec des larmes dans la voix, pourquoi ne m'as-tu pas laissé mourir?... »
« Chère enfant, qu'éprouves-tu?... Es-tu malade?... T'aurait-on occasionné quelque peine ?... »

Et Marthe couvrait le front de l'enfant de tendres baisers. Ida ne répondit pas aux questions. Mais elle reprit :

— «Mère ! J'ai la vie en horreur Je sens que mon temps est venu de quitter la terre !... »
« Ida ! Pourquoi ce désespoir subit ?... Tu affliges ta vieille mère en parlant de la sorte !... Quelqu'un est-il venu ici ?... Que s'est-il passé ?... Réponds-moi donc ?... »

Et Dame Marthe scrutait anxieusement les yeux de sa fille chérie. Celle-ci garda encore le silence sur les questions de sa mère. A la fin, Marthe reprit :

— « Mon enfant, tu n'as pas encore recouvré tes sens? Je te laisserai, un instant, à la garde d'une suivante et irai quérir le médecin de la ville ! En attendant, tu te reposeras sur un lit !... »
« Non, non, mère, pas de médecin,  je ne veux pas me coucher !... je suis bien dans ce fauteuil !... Il m'était survenu un malaise subit dont je ne puis m'ex­pliquer la cause !...
« Raison de plus pour que je mande le frater de Laroche. »
« Oh ! Je t'en prie, ma bonne mère, ne me quitte pas ! Ta présence me fera du bien ! Je crains de rester seule ! Je t'assure que le mal sera passager !... »  Dame Marthe s'inclina devant la volonté de l'enfant. De suite, elle fit préparer un cordial pour la malade.

En ce moment, un léger bruit attira l'attention d'Ida vers la porte. Elle aperçut Berthe qui soulevait la tapisserie. La jeune châtelaine s'élança pour embrasser Ida ; mais recula, en voyant la pâleur de son amie.

— « Ida, ma chère sœur! Que t'est-il survenu?... Tu es indisposée, et personne ne m'en avertit. Oh ! Dame Marthe, ce n'est pas bien ! Vous auriez du me prévenir !... »

Et en disant ces mots, la châtelaine s'était avancée et déposait un baiser sur la joue décolorée de son amie.

 — « Berthe, je ne souffre plus! Dans quelques heures, il n'y paraîtra plus rien !... j'ai ressenti un malaise dont j'ignore la cause... ! Je me suis évanouie !... »

— « Ida, reprit Berthe, j'accourais t'annoncer une nouvelle, qui te comblera, j'en suis convaincue, de joie!... »

Hélas l'enfant allait encore subir une nouvelle torture. Elle ouvrit démesurément les yeux et attendit les confidences de Berthe.

— « Tu ne dois pas ignorer que depuis longtemps j'aime Raoul... En tout cas, tu as du t'en apercevoir. Eh bien ! Le sire de Montaigle a demandé ma main pour son fils... Maintenant, je suis la fiancée de Raoul !... »

Un tressaillement nerveux agita Ida. Elle laissa tomber la tête sans répondre.

— « Mais, chère Ida, tu te tais ! Serais-tu jalouse ? Non, c'est impossible ! Je connais ton bon cœur! Allons ! Embrasse-moi !... Tôt ou tard, enfant, l'hymen viendra aussi t'enchaîner sous ses lois ! Alors, tu éprou­veras comme moi le charme d'être aimée ! »

Ida se souleva péniblement de son siège et se laissa tomber dans les bras de son amie. D'après les recom­mandations du sire de Laroche, Berthe devait ignorer la passion antérieure de Raoul, et Ida obéissait à l'ordre donné. Mais il était temps que la contrainte eût une fin. Néanmoins, la pauvre enfant s'arma de courage et dit d'une voix presque éteinte :

— « Berthe ! Je te souhaite la plus grande somme de félicités qu'on puisse désirer sur la terre ! Que Dieu bénisse ton union !... Et puisque nous allons nous séparer, laisse-moi, ma bien-aimée, te remercier de toutes les attentions dont tu m'as comblée !... Au lieu de me traiter en étrangère dans ta famille, tu m'as élevée au rang d'une sœur !... »

Ida avait trouvé un expédient pour donner le change sur son embarras et pour livrer cours aux larmes qui mouillaient ses paupières.

— « Nous séparer, chère Ida, jamais ! Tu seras tou­jours ma compagne bien-aimée. Nous habiterons le même château ! »

Et en disant ces mots, Berthe avait attiré l'enfant sur ses genoux. Elle la serrait affectueusement dans ses bras.

— « Allons, dame Marthe, unissons nos efforts pour faire sourire notre petite malade! Ah ! J'ai trouvé un moyen : il faut la prendre par les sentiments de coquet­terie !... Chère Ida ! Tu te feras belle, le jour de mes noces. Je te vois revêtue d'une robe de riche mousseline, avec un collier de perles fines. Un voile de fils d'or et de soie pendra à ta magnifique chevelure. Tu seras ma damoiselle d'honneur ! C'est toi qui conduiras mon fiancé à l'autel ! » Ida appuyait la tête sur l'épaule de son amie, et continuait à pleurer silencieusement.

— « Je m'aperçois, ma chère Ida, que c'est peine inutile de chercher à ramener le rire sur tes charmantes lèvres Je suis même cruelle de t'entretenir de mes rêves, lorsque tu as besoin de repos.»
« Je te remercie, Berthe, de tes bons sentiments !... Laisse-moi seule avec ma mère!... Ta présence est nécessaire près de tes hôtes !... Je m'en voudrais de te retenir !... »
« Puisque tu me congédies, je partirai ! Mais je compte te voir ce soir dans la salle des chevaliers. N'oublie pas qu'on célèbre mes fiançailles. Repose-toi jusqu'à ce moment. Dame Marthe, vous répondez du rétablissement de ma chère sœur ! J'espère que vos bons soins la mettront en état de paraître au festin de ce jour ! »

 XI.

Ida resta plongée pendant une heure dans une atonie qui ressemblait au repos. Dame Marthe respecta ce silence, dans l'espoir qu'un peu de calme améliorerait l'état de la malade. Les joues d'Ida reprenaient insensiblement leur couleur, et ses yeux paraissaient revenir à la lumière. Heureuse de cette transformation, Marthe bannissait déjà toute inquiétude.

Mais la transition était trompeuse. Le front de l'en­fant devenait brûlant; et son regard, hagard. Ses mou­vements n'avaient plus rien de naturel : ils étaient inconscients, saccadés et convulsifs.

Une révolution s'opérait. Hélas ! C'était la fièvre, qui envahissait le cerveau de la malheureuse Ida, et dame Marthe n'en discernait pas les symptômes. Toujours persuadée que l'enfant recouvrait ses forces, elle l'en­courageait à prendre le cordial qu'elle lui avait fait préparer. Il aurait fallu au contraire un remède énergique pour éteindre le feu dévorant qui s'infiltrait dans la tête de la malade. Jusqu'à ce moment, Ida avait conservé quelque appa­rence de raison. Elle était sortie de son mutisme et disait :

— « Mère, ma bonne mère ! Pourquoi, dans ce monde, le Dieu que nous adorons ne réserve-t-il pas à ses créatures la même part de bonheur ? Pourquoi sa bonté accorde-t-elle tous les avantages à ceux qui sont déjà dotés des privilèges de la naissance et de la fortune ?... »
« Ida, mon enfant ! Tes questions m'étonnent Je me demande pourquoi tu te livres à de pareilles réflexions.... Ne blasphème pas contre la Providence, mon enfant! Dieu aime, sans préférence aucune, les êtres qu'il a créés. Que dis-je? Dans sa doctrine, il a manifesté une plus grande somme d'amour pour ceux qui sont humbles, ou qui souffrent.
»
« Ma fille, aurais-tu oublié les préceptes de notre divine religion ? »
« Oh ! Si Dieu nous eut donné la noblesse et l'opulence, notre bonheur eut été assuré !... »
« Ma fille, le divin créateur ne nous a pas abandonnées dans l'infortune. Il nous a procuré asile et protection en ce château. N'y es-tu pas entourée de soins et d'affection Berthe ne te considère-t-elle pas comme une sœur ? »
« 0 ma mère, ne prononce plus ce nom devant moi!… »
« Mon enfant, je cherche à deviner le sens de tes observations. Je n'y parviens pas. Serait-ce l'envie qui te ferait parler de la sorte? Oh ! Ce serait mal, Ida ! Tu devrais plutôt te réjouir du sort heureux de Berthe... Tantôt, tu la complimentais.... »
« Mère, il faut que nous quittions ce manoir!... »
« Et pourquoi ? Où voudrais-tu aller ? Penses-tu qu'à mon âge, on trouve si facilement un emploi de gouvernante. N'expose pas, je t'en prie, ta vieille mère à une vie d'aventures. Au surplus, Berthe a promis de nous conserver chez elle ! »
« Mère, je le sais, je suis égoïste !... Mais je ne pourrai me faire à la nouvelle existence qui s'ouvre devant moi !... »
« Ida, Ida, tu n'es pas raisonnable !... Je ne veux plus que tu parles !... Ton imagination est malade : elle a besoin de repos !... »

Ida obéit à la volonté de sa mère et garda le silence.

 XII.

 Le jour était à son déclin. De sombres nuages s'amon­celaient à l'horizon et on entendait le tonnerre gronder au lointain. Tout faisait prévoir un violent orage.

Pendant ce temps, les serviteurs du château étaient occupés aux préparatifs du festin de fiançailles..

Bientôt on annonça que le festin allait commencer. Aussitôt on vit apparaître les convives : Raoul, Berthe, le sire de Montaigle, le seigneur de Laroche et l'aumônier du château. Restaient deux fauteuils inoccupés: ceux d'Ida et de dame Marthe. Mais cette dernière fit prier le châtelain d'agréer ses excuses, ainsi que celles d'Ida. L'indisposition de l'enfant était le motif de leur absence commune.

Bien qu'on eût enlevé les couverts de ces dames, l'aspect des deux places vides avait jeté du froid parmi les convives. Berthe était inquiète sur la santé de sa chère sœur. Malgré la félicité qu'elle éprouvait, elle était obsédée d'un pressentiment de mauvais augure. Le sire de Laroche se demandait s'il n'avait pas exigé un sacrifice au-dessus des forces de l'enfant. Quant à Raoul il s'enorgueillissait de l'absence d'Ida. Nul doute, disait-il dans sa fatuité, qu'elle se repentait de ses agissements et qu'elle jalousait le sort de sa rivale. Ainsi s'expliquait, selon son raisonnement intérieur, l'indisposition d'Ida.

En vain, le sire de Montaigle essayait de dérider les fronts soucieux. Au surplus, tout contribuait à alourdir les esprits. Une atmosphère étouffante régnait dans la salle et on sentait qu'une violente tempête allait éclater.

Bientôt, les éléments se déchaînèrent. Un vent impétueux s'engouffra par les fenêtres et faillit éteindre les lumières. Un éclair, suivi d'un long roulement de tonnerre, sillonna la nue, et la pluie commença à tomber par torrents.

— « Bien fol est celui qui voyage maintenant, dit le sire de Montaigle en élevant son hanap à la hauteur de l'œil ! »
« Oh ! reprit Berthe, je plains plutôt les malheu­reux que la tempête assaillira en route ! Puisse Dieu les protéger !... Ne vous associez-vous pas à ce vœu, Raoul ? »

Lejeune écuyer répondit

— « Bonne Berthe, quel est l'homme qui n'applau­dirait pas à vos nobles sentiments?...
« Mon ami, reprit le sire de Montaigle en s'adressant au seigneur de Laroche, ne nous préoc­cupons pas de ce qui se passe au dehors. N'oublions pas que nous fêtons aujourd'hui les fiançailles de nos enfants. Buvons à leur bonheur! Que la Providence les prenne sous sa sainte garde ! »

Les convives étaient debout et s'apprêtaient à vider leurs coupes. Tout-à-coup, un domestique entra précipitamment, et s'écria :

— « Messire, damoiselle Ida est disparue ! Elle s'est enfuie de sa chambre ! Elle est descendue à l'aide d'une échelle de corde ! Sa mère est dans une désolation qu'on ne peut dépeindre i... »

Les convives étaient restés atterrés.

— « Sortir par un pareil temps, dit le sire de Laroche l... Mais c'est un accès de folie !... »
« En effet, Messire, répondit le domestique, damoiselle Ida avait le délire ! »
« Que tous les varlets et les hommes d'armes se mettent de suite en campagne! Il faut qu'on retrouve cette enfant et qu'on la ramène à l'instant ! Je promets une bonne récompense à celui qui sauvera la mal­heureuse ! »

Ainsi avait parlé le châtelain de Laroche. Berthe ajouta :

— « Et vous, mon cher Raoul, laisserez-vous ma sœur chérie en danger de mort? Oh! Je vous en prie, épargnez-moi une angoisse pareille! Courez vite, mon ami ! Sauvez Ida! »

Raoul ne savait que penser. Que s'était-il donc passé? Ida jouissait-elle de sa présence d'esprit, lorsqu'elle avait rompu si brusquement avec lui? La fièvre ne couvait-elle pas déjà en son cerveau?...Telles étaient les questions que Raoul se posait. Mais il ne s'y arrêta pas, car Berthe ne lui laissait pas le temps de réfléchir.

Au demeurant, l'écuyer était heureux d'entendre Berthe le convier à secourir la malheureuse. Il par­viendrait de la sorte à découvrir la vérité. Sans même songer à quitter son riche vêtement de fiançailles, il jeta un long manteau sur ses épaules et sortit précipitamment de la salle.

Déjà, les hommes d'armes allumaient des torches pour aller à la recherche de la jeune fille.

 XIII.

Nous avons laissé Ida en proie à un commencement de délire. Par moment, elle se reprochait d'avoir si légèrement sacrifié ses espérances et son bonheur. Peut-être, en résistant aux injonctions et aux prières du sire de Laroche, eut-elle maintenu sous ses lois le cœur de Raoul! A la vérité, le sire de Montaigle se fut opposé à l'union des jeunes gens; mais à la fin, il leur eut par­donné d'avoir agi contre ses volontés !

Amère dérision ! L'image d'une félicité sans bornes venait alors miroiter devant les yeux de l'enfant. C'était un véritable supplice de Tantale... Puis, le tableau de la célébration du mariage de Berthe et de Raoul remplaçait le rêve enchanteur! Les déceptions d'Ida étaient de nature à altérer profondément ses facultés. Elle poussa des cris in­conscients et se mit à arpenter à grands pas la chambre.

Dame Marthe comprit alors que sa fille était gravement malade. Nul doute qu'une fièvre chaude s'em­parait d'elle. Aussitôt, Marthe descendit pour faire mander le frater de la ville. C'est en ce moment que l'orage se déchainait avec le plus de violence.

Ida était donc restée seule. Sans savoir ce qu'elle faisait, elle se revêtit d'une robe blanche, déroula l'échelle de corde, l'attacha à la fenêtre, et entreprit une descente que la tempête rendait cette fois périlleuse.

Le vent mugissait d'une manière effrayante, la foudre grondait, et des torrents de pluie inondaient la terre. A peine Ida eut-elle posé le pied sur le premier échelon, que ses cheveux se dénouèrent et que la robe colla sur son corps délicat.

N'importe ! L'enfant allait où l'appelaient ses souvenirs. Elle s'imaginait qu'elle retrouverait son fiancé dans la clairière de la forêt. Peu s'en fallut qu'elle- perdit l'équilibre et tombât sur le sol.

Quand elle fut descendue à terre, elle se dirigea vers le bois. Ses mouvements étaient embarrassés, car sa robe détrempée par la pluie paralysait l'action des jambes. Ses dents claquaient et un froid glacial parcourait ses membres.

Dame Marthe s'était empressée de remonter à la chambre de son enfant. En entrant, elle fut épouvantée de ne plus revoir Ida. La fenêtre était ouverte, mais Marthe n'avait pas aperçu l'échelle de corde. Croyant que l'enfant s'était couchée, elle s'approcha du lit. Hélas ! Il était vide. Aussitôt, Marthe revint à la croisée, et alors, elle constata la présence de l'échelle. Plus de doute, la malheureuse s'était enfuie par la fenêtre.

Marthe appela à l'instant des suivantes et l'éveil fut donné. La gouvernante voulait courir à la recherche de sa fille ; mais on la retint de force, en lui promettant de mettre sur pied tous les gens du château.

Marthe ne consentit à rester au manoir, que quand elle sut que les serviteurs se disposaient à battre les alentours... On voyait, à travers les vitraux du castel, des lumières circuler, et on entendait donner des ordres pour étendre le cercle des investigations... L'élan était unanime parmi les hommes d'armes et les domestiques ; car tous adoraient Ida. Et elle méritait cet intérêt, car elle s'était toujours montrée affectueuse envers tous.

 XIV.

Ida pressait le pas pour arriver à la clairière. Elle disait dans son délire :

— « Entends-tu, mon bien-aimé, les accords mélodieux qui célèbrent nos fiançailles? Vois comme la nature se pare des plus riantes couleurs ! Viens, mon ami, nous danserons dans la plaine avec les vassaux. Ils ont appris avec des transports de joie que tu m'avais choisie pour épouse!... Allons, la main dans la main, prendre part à leurs jeux !... »

La tempête redoublait de fureur. Les rafales se succédaient sans interruption, et de véritables torrents descendaient avec impétuosité des montagnes. Ida ne voyait pas l'orage. L'eau dégouttait de sa robe blanche et ses chaussures étaient complètement détrempées.

— « Pourquoi, disait-elle, tremblé-je ainsi? Serait-ce l'extase qui m'enivre ? Jamais, mon ami, je n'ai été si heureuse!  Jusqu'à présent, je n'avais connu que les chagrins! Jouissons du bonheur qui nous échoit! Les moments de félicité sont si rares dans la vie !... »

Ida était parvenue à la clairière. Elle se reposa pendant une minute sur un tronc d'arbre, puis recom­mença sa course vagabonde. Elle descendit de la montagne, suivit un sentier que cent fois elle avait parcouru, et se dirigea vers la rivière. En ce moment, on entendait dans le lointain le cri : Ida ! Mais la malheureuse n'était plus à même de comprendre cet appel.

Ida s'exposait à un danger imminent, car l'Ourthe commençait à déborder. Mais l'enfant était privée de discernement. Elle disait :

— « Mon bien-aimé m'aura vainement attendue dans la forêt!... Il sait que le séjour au château m'est devenu odieux. Aussi a-t-il tout préparé pour notre fuite. Là-bas, au delà de la rivière, m'a-t-il dit, nous trou­verons la paix de l'âme et le bonheur !... Ici, ce serait la mort! »

Tout-à-coup, elle aperçut les hommes d'armes qui accouraient en l'appelant. Eperdue et affolée, elle s'imagina qu'on voulait l'empêcher de rejoindre Raoul et qu'on la ramènerait prisonnière au manoir.

Aussitôt, elle prit la fuite en suivant la berge. En ce moment, un éclair illumina le ciel et la dessina distinc­tement aux poursuivants. Raoul était à leur tête.

— « Raoul ! s'écria-t-elle, je vais te retrouver ! Tu l'as dit : là-bas, c'est la vie !... »

Et elle s'élança dans la rivière.

Le corps tomba en produisant un bruit sourd, et fit jaillir l'écume à la surface de l'eau !

Raoul arrivait au moment où l'enfant se précipitait dans l'Ourthe. Sans hésiter, il sauta de la berge dans la rivière. Le courant était devenu très rapide. Aussi fallait-il à Raoul des efforts énergiques pour résister aux flots qui l'entrainaient. Les plis du manteau paralysaient ses mouvements. Néanmoins, il s'arma, de courage et plongea à plusieurs reprises pour retrouver la malheureuse. Les torches des serviteurs éclairaient la scène.

Ce fut une minute d'angoisse. Raoul suppliait inté­rieurement la Providence de l'aider dans ses recherches et de sauver la malheureuse. Peu lui importait le danger auquel il s'exposait. Il n'avait à cœur que de ramener l'enfant à la vie.

Tout-à-coup, il aperçut comme un fantôme blanc qui revenait à la surface. A l'instant, il nagea de ce côté, souleva d'un bras le corps glacé d'Ida et essaya de regagner la rive.

Le retour au bord était hérissé de difficultés. Enfin, le courageux Raoul parvint à la rive. Il était temps, car le bras qui supportait Ida, mourait de fatigue. Il confia son fardeau aux serviteurs et songea ensuite à gravir la berge.

Les valets venaient de constater avec bonheur que le cœur d'Ida battait encore.

Raoul se cramponna à la branche d'un saule pour essayer de sortir de l'eau. Malheureu­sement, l'arbre fléchit tout-à-coup et tomba dans l'eau avec son poids. Raoul revint à la surface. Au moment où il se disposait à saisir une des mains qui se tendaient vers lui, une pièce de bois, charriée par la rivière, vint le frapper en pleine poitrine et le fit retomber. En vain, deux serviteurs se jetèrent à l'eau pour le sauver : Raoul ne reparut plus.

Il avait payé de la vie son acte de dévouement.

 XV.

Quelques années après les faits, vivait dans le village de Cielle, près de Laroche, une jeune fille dont la beauté avait du être ravissante. Elle habitait une pauvre masure en torchis. On la disait folle ; et, en effet, son genre de vie accusait un dérangement des facultés mentales.

Tout le monde l'aimait, et cette sympathie était méritée : car, elle était douce et inoffensive. Il lui suffisait de se présenter à la porte d'une chaumière pour être immédiatement accueillie. De suite, on lui faisait place à table, et on la servait comme si elle eût été l'enfant de la maison.

Les bons villageois avaient pris la malheureuse sous leur protection. On savait qu'elle avait vécu auparavant dans l'opulence, et qu'elle eut pu jouir encore d'une certaine aisance. Mais puisque l'enfant préférait manger le pain noir du pauvre, pourquoi la contrarier ?

Quand un orage menaçait le village, l'enfant était sujette à une surexcitation nerveuse. Alors, les voisins accouraient pour veiller sur leur pauvre folle. Au premier coup de tonnerre, la malheureuse se revêtait d'une vieille robe blanche et voulait aller à la rivière. Ni la pluie, ni le vent, ni la foudre ne l'eussent fait reculer. Elle disait que son fiancé l'appelait au fond de l'eau. Les habitants de Cielle avaient beaucoup de peine à la retenir, pour l'empêcher de mettre son projet à exécution.

Cette pauvre folle était Ida.

 XVI.

 CONCLUSION.

Le sire de Laroche reposait depuis trois ans dans le caveau de ses ancêtres. Malgré le terrible malheur qui avait ruiné ses espérances, et quoiqu'Ida eût perdu la raison, le châtelain avait montré une grande bienveil­lance pour les deux Anversoises. Il avait voulu les con­server en son château. Mais à peine Ida eut-elle repris ses forces, qu'elle manifesta l'intention formelle de quitter le manoir. Elle voulait, disait-elle, vivre dans une chaumière, comme la dernière des misérables.

En vain, le châtelain et dame Marthe avaient essayé de combattre une si étrange détermination, ils n'avaient pu faire changer Ida de volonté. Il fallut se prêter aux caprices de la folle : autrement, elle se fut privée de nourriture.

Dame Marthe avait dû suivre la malheureuse Ida. Pendant un an, elle s'efforça d'adoucir son sort. Elle la comblait de soins et de prévenances. Le sire de Laroche lui venait en aide, et lui remettait secrè­tement quelque argent.

Dame Marthe avait appris par les divagations de l'en­fant combien grande avait été sa passion pour l'écuyer. Elle espérait, en lui parlant du jeune homme, et en la berçant d'illusions, la ramener insensiblement à la raison. Mais c'était peine perdue ; la maladie d'Ida était sans guérison!

La santé de Marthe s'était profondément altérée par contrecoup du malheur de sa fille. Elle ne vécut qu'un an à Cielle, et s'éteignit en recommandant sa chère enfant à la bienveillance des villageois.

Le seigneur de Laroche voulut, comme précédem­ment, faire parvenir des secours pécuniaires à l'enfant. Mais Ida refusa obstinément de les recevoir, disant qu'elle ne pouvait accepter le prix du sacrifice.

Pendant deux ans, Berthe fut inconsolable de la mort de Raoul. Mais on l'a dit: le temps finit toujours par effacer le souvenir des plus cruelles douleurs. Elle ren­contra un jeune seigneur du voisinage, qui prit à cœur de lui faire oublier l'absent. Dans le principe, Berthe semblait indifférente aux hommages du nouveau sou­pirant : mais, peu à peu elle s'intéressa à lui et finit par l'épouser.

Dieu eut enfin pitié de la pauvre Ida. Il l'enleva de ce monde, huit ans après la mort de Raoul. Le jour de sa mort, la malheureuse folle revêtit pour la dernière fois sa robe blanche. Elle demanda aux jeunes filles du village de lui apporter des fleurs pour tresser une cou­ronne. Alors, étendue sur son grabat et parée pour le moment suprême, elle attendit la mort.

Le jour de son trépas fut un jour de deuil pour le village.

On planta quelques rosiers et on plaça une croix de bois sur sa tombe. La croix portait cette simple ins­cription : Ida de Cielle.

 FIN.

 

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