Légendes_______________________________________Jules Fréson |
Ida de Cielle___________________________ |
- Condensé
du livre " Légende du XIVe siècle" de Jules
Fréson. - Imprimerie L. Degrace, 1885.
Ida de Cielle
Enfin,
nous étions
arrivés au terme assigné. La ville de Laroche
était pour nous la Jérusalem des
croisés et nous la saluions avec bonheur. Du haut du
village de
Cielle, nous voyions une route serpenter sur le flanc d'une montagne,
laquelle
forme presqu'un arc et est couronnée d'une épaisse
forêt. Au fond, l'Ourthe
coulait capricieusement autour d'une colline, figurant assez bien une
presqu'île. Dans le
lointain et
sur les bords de la rivière, les premières maisons
de la ville se dessinaient
à nos regards. Enfin, on distinguait sur une montagne les
sombres tours, encore
debout, de l'antique château des seigneurs de Laroche. Le soleil
avait
disparu depuis longtemps ; et la lune montait lentement à
l'horizon, projetant
ses pâles rayons sur les noires murailles du château de
Laroche. Le pont-levis
était levé, et laissait béant le profond
fossé qui défendait l'entrée du
castel. Sauf quelques soldats qui se promenaient, l'arquebuse au bras,
dans le
rayon des remparts, assigné à leur surveillance, on eut
cru le manoir inhabité.
Disons de suite que la famille du châtelain occupait le donjon. Tout le
personnel ne
s'était pas encore livré aux douceurs du
sommeil ; car, du
côté de l'est et à un endroit caché aux
regards des sentinelles, quelque chose
de mystérieux se passait. Une tête couverte d'une mante de
soie se montrait à
une croisée, et interrogeait prudemment les alentours. Alors, on
voyait une
main de femme déployer une échelle de corde. Enfin,
après avoir attendu pendant
quelques minutes, pour s'assurer si aucun danger n'était
à craindre, une forme
svelte et légère descendait jusqu'à terre, gagnait
l'éclaircie du bois voisin
et disparaissait dans une allée sombre. Avant de
suivre
l'inconnue dans sa course nocturne, faisons connaissance avec elle et
renseignons-nous sur son origine, sa physionomie et son
caractère. Ida Van
der Werth,
car c'est ainsi que se nommait notre héroïne, avait tout au
plus quinze ans.
Elle était née à Anvers, de parents que le
commerce avait enrichis, et qui
l'idolâtraient. Malheureusement elle avait perdu à
l'âge de cinq ans son père.
Robert Van der Werth avait été tué dans les
guerres de religion qui avaient
ensanglanté les Flandres. La fortune des parents d'Ida
s'était émiettée sous le
poids des amendes inexorables du duc d'Albe, et peut-être aussi
sous la
mauvaise administration de la veuve. A la fin, les deux femmes,
mère et fille,
avaient été expulsées de leur demeure, descendant
ainsi du plus haut degré de
l'échelle sociale pour tomber dans la misère. Heureusement,
une
famille noble d'Anvers, d'origine espagnole, s'était
intéressée à leur sort.
Prenant en considération le malheur qui accablait Marthe, (la
mère d'Ida), et
mue par cette pensée, que l'infortune doit doublement peser sur
des personnes
habituées à vivre dans le luxe, elle avait cherché
à placer la veuve dans un
château. Or, le sire de Laroche désirait une gouvernante
pour sa fille Berthe.
C'est ainsi que Marthe avait été chargée de
l'éducation de la jeune fille; et
comme on lui avait permis de conserver Ida près d'elle, elle
soignait en même
temps l'instruction de son enfant. Les jeunes
filles
avaient grandi côte à côte, partageant les
mêmes études et les mêmes jeux.
Habituées à vivre ensemble, elles avaient conçu
l'une pour l'autre l'affection
de deux véritables sœurs. Ida
était blonde. Ses
yeux, d'un bleu de ciel, avaient un ton de suavité et de douce
mélancolie. Sa
taille était svelte et gracieuse. Enfin, ses mouvements
étaient marqués d'une
langueur qui ne manquait pas de charme. De prime abord, on l'eut
jugée
inaccessible aux fortes sensations, mais au fond, elle était
susceptible de
concevoir une grande passion. Berthe
accusait dans
sa personne l'origine nobiliaire. Issue d'une longue lignée de
chevaliers, elle
avait quelque chose d'impérieux et de hautain dans les
yeux. Ses cheveux, d'un
noir de jais, s'harmonisaient avec le teint mat de la figure. Grande,
bien
conformée, et d'un port majestueux, elle était
destinée à conquérir tous les cœurs. Et si nous
comparons
maintenant les deux jeunes filles, nous dirons qu'Ida était le
symbole de la
douceur, et Berthe, de la force. La première personnifiait la
patience, la
résignation et l'amour ; l'autre : la vivacité, l'orgueil
et la coquetterie. Comme
presque tous
les personnages de légendes, il était beau, avait sans
exception les qualités
dont on les dote ordinairement, et méritait les formules
employées d'usage pour
peindre un héros. Il avait,
comme
Berthe, dix-huit ans. A peine au sortir de l'enfance, il n'avait pas
encore
contracté les habitudes d'un homme de l'âge mur. C'est
pourquoi, il préférait
partager les courses folâtres et les jeux des deux jeunes filles,
plutôt que de
manier l'épée et l'arquebuse. Or donc,
la
principale occupation de Raoul consistait à courir à
travers bois en compagnie
de ses deux sœurs, (c'est ainsi qu'il les nommait !) à leur
tresser des
couronnes, à les leur placer coquettement sur la tête, et
à former des bouquets
composés de fleurs des champs, les plus belles à mon avis
de la création. Mais des
divisions
jalouses s'étaient déjà glissées dans ces
amusements si frivoles. Berthe et Ida
se lançaient parfois un regard inquisiteur. Elles
commençaient à scruter
respectivement les bouquets que Raoul leur distribuait. Le cœur de
Raoul
s'était laissé éprendre d'une passion pour Ida,
passion qu'il n'avait pu
maîtriser. Il avait cherché à cacher cette
affection naissante : mais,
quoiqu'il fit, Ida n'avait pas tardé à s'en apercevoir.
Des regards furtifs et
prolongés, des prévenances marquées, enfin des
serrements de mains
significatifs, tout ce langage muet avait dit à la jeune fille
qu'elle était
aimée, et elle avait partagé cette flamme. Quoiqu'un
peu
jalouse, Berthe attribuait les attentions de l'écuyer
à cet entrainement, qui
pousse les membres d'une famille à s'occuper
particulièrement du plus jeune
enfant. Or, puisqu'Ida était considérée par elle
comme une sœur, il était naturel
que Raoul témoignât parfois
de l'intérêt à l'enfant. Malgré donc de
petits accès d'humeur, Berthe était
parfaitement rassurée. Tout en
pensant de la
sorte, elle se préoccupait du jeune homme. Et cela s'explique :
il était bien
fait de taille, ses manières étaient distinguées,
et il ne manquait point d'esprit.
A un autre point de vue, sa naissance, sa position sociale et sa
fortune le
désignaient comme un parti convenable. A la différence
d'Ida, Berthe avait pesé
toutes ces qualités dans son âme; et à force de se
complaire dans ces pensées,
s'était aussi éprise de l'écuyer. Elle
avançait en
prêtant l'oreille. Parfois, il lui semblait qu'elle était
suivie par un espion
; mais elle reprenait confiance, et attribuait le bruit au souffle du
vent ou
au craquement des branches mortes qu'elle foulait aux pieds. Enfin,
elle atteignit
la clairière qui lui avait été
désignée. Bientôt,
Raoul parut. Ida se redressa
aussitôt ; et rougissant instinctivement, présenta la
main à l'écuyer. Il s'en
empara, et après l'avoir pressée sur ses lèvres,
lui dit —
« Pardon, Ida,
de vous avoir fait attendre Mon père est arrivé pendant
que vous vous étiez
retirée dans vos appartements. » En ce
moment, un
bruissement de feuilles se fit entendre. Les deux amants interrompirent
leur conversation
et écoutèrent avec attention. Ida s'était
rapprochée instinctivement de Raoul
et celui-ci la pressait contre sa poitrine. Le bruit cessa. Raoul
reprit : — «
C'est
probablement une bête fauve, que notre présence aura
délogée du gite. » Ida
était effrayée,
et poussait des cris pour rappeler Raoul. Celui-ci revint
aussitôt ; et pour rassurer l'enfant, lui fit accroire qu'il
avait aperçu un
daim. Comme Ida craignait de retourner seule, il l'escorta
jusqu'à la sortie du
bois. Le sort
d'Ida allait
donc être irrévocablement fixé. Un oui du sire de
Montaigle lui ouvrirait un
horizon de félicité sans le moindre nuage. Par contre, un
refus la ferait
déchoir de ses illusions dans un abîme d'afflictions. Cette
dernière pensée
surexcita ses nerfs. S'imaginant déjà qu'elle serait
rebutée comme bru, elle
se livra à toutes les exagérations de la tristesse. Elle
pleura, en reprochant
mentalement à ses parents de ne l'avoir mise au monde que pour
lui faire
traverser une vallée de larmes. Elle
chercha à se
persuader que Raoul réussirait inévitablement dans
sa tentative et finit par
prendre confiance. Alors, pleine d'espoir et séchant ses larmes,
elle s'accouda
à la croisée pour méditer sur son bonheur. La nuit
prêtait à la rêverie.
Le garde
forestier se
confondit en remercîments, salua son maitre et sortit. — «
Ah ! disait le
chevalier, si la châtelaine eut été en vie, sa
perspicacité n'eut pas été en
défaut! » Peu s'en
fallut que
le sire de Laroche congédiât, séance tenante,
Marthe et Ida.Mais c'eut été donner
l'éveil à la valetaille. Les servantes et les
varlets se seraient demandé
quelle était la cause d'un renvoi aussi subit.Mieux valait
parlementer. Après
avoir raisonné
de la sorte, le chevalier résolut de mander Ida à
l'instant. Elle seule pouvait
lever l'obstacle qui contrariait le projet du mariage de Raoul et de
Berthe. Il
était urgent d'obtenir à tout prix une renonciation
à ses prétentions et un
silence complet sur les évènements antérieurs. Le
châtelain fit
appeler Ida. L'enfant
était pâle
et tremblait de tous les membres. Elle chercha à lire sur les
traits du
chevalier ce pourquoi il la mandait..... Allait-il lui communiquer
une bonne
nouvelle? La figure du sire
était froide et sérieuse.Toutefois, quand il
vit Ida chanceler, il radoucit sa physionomie et chercha à
lui donner un
cachet de bienveillance. — «
Mon enfant, je ne
croyais pas nécessaire de vous rappeler mes bienfaits. Il m'est
même pénible de
vous les remémorer. Vous savez que, lorsque votre mère
était à bout de
ressources, je lui ai tendu une main secourable. Même plus ! Je
vous ai traitée
à l'égal de ma fille !... » L'enfant
était
devenue rouge de confusion et de honte. On l'avait donc
épiée. Le chevalier
continua : — «
Est-ce là le fait
d'une fille bien élevée.... de l'amie de Berthe
? » Ida ne
répondit
point. — «
Non seulement,
vous avez livré votre réputation à la critique et
à la médisance, mais vous
avez compromis l'honneur de ma maison. Mais vous n'avez que quinze ans,
et à
cet âge on ne calcule pas toujours la portée de ses
actes!... » Ida essaya
de
répondre: mais sa gorge se contractait et ses lèvres ne
pouvaient articuler
aucun son. Faisant un effort, elle dit: — «
Messire !...
Raoul et moi, nous nous aimons ! » Et
l'enfant se mit à
fondre en larmes. Le chevalier rapprocha son siégé du
fauteuil d'Ida, et lui
serrant les mains avec effusion, reprit : — «
Ida, mon enfant
chérie, vous m'avez dit tantôt que si une occasion se
présentait de me
témoigner votre reconnaissance, vous la saisiriez... C'est ici
le moment de
montrer que vous avez la mémoire du cœur. » « Oh
! Je devine, il
faudrait oublier Raoul!... Messire, ce que vous demandez est impossible
!
Réclamez plutôt le sacrifice de ma vie, j'y consentirai !
Mais effacer Raoul de
ma pensée, c'est exiger plus que ce que je puis promettre
! » Le
chevalier avait
quitté les mains d'Ida et se tenait debout. D'un ton solennel,
il ajouta : — «
Ida ! Je résume
les observations que je vous ai présentées. Par votre fol
amour, vous jetterez
du discrédit sur ma maison vous compromettrez l'avenir et le
bonheur de Raoul
vous exposerez votre mère à la misère ; enfin,
vous plongerez un poignard dans
le cœur de Berthe... Est-ce là, mon enfant, la récompense
que vous réserviez à
mes bienfaits ?... » L'enfant
s'était
dressée. Pendant quelques instants, elle resta muette. Le
châtelain reprit — «
Et quand plus
tard, Ida, un parti convenable se présentera, je vous doterai
comme si vous
étiez mon enfant. » Ida bondit
d'indignation à ces paroles. Le sang avait afflué
à ses joues et ses yeux
avaient repris leur éclat accoutumé: — «
Messire, dit-elle
avec fierté, une fille comme moi ne spécule pas quand il
s'agit de payer une
dette de reconnaissance.... Monseigneur, j'ai fait, pour l'acquitter
l'abandon
de mon bonheur. M'offrir quelque chose en retour, ce serait supposer
que je veux
tirer profit du sacrifice.... Pauvre, je suis entrée dans votre
castel ;
pauvre, j'en sortirai !... » Ida
était arrivée au
paroxysme de l'abattement et de la résignation. D'un ton lent et
saccadé, elle
reprit : — «
Messire, je
boirai le calice jusqu'à la lie. Raoul apprendra de ma bouche
qu'il ne doit
plus aspirer à ma main... Il saura que j'ai renoncé
à lui, sans esprit de
retour !... Maintenant, Monseigneur, nous sommes quittes !... Dieu
veuille que
vous n'ayez point à vous reprocher d'avoir exigé
l'abnégation des sentiments de
mon cœur !... » Ida fit un
signe
affirmatif. C'en
était donc fait
! Adieu tous les rêves chimériques d'Ida ! Dans sa
détresse,
elle invoquait la mort. Elle disait. — « Puissé-je, lors
du mariage de Raoul,
dormir dans la tombe ! Peut-être alors Dieu consolera-t-il mon
âme, et me
fera-t-il oublier dans le ciel les maux que j'ai endurés sur la
terre ! Tout-à-coup
des pas
se firent entendre dans le corridor. C'était Raoul ! Ida se
ressouvint que le
chevalier l'avait prévenue de l'envoi du jeune écuyer. Ah ! Le
moment le
plus pénible était arrivé. Ida avait promis de
mentir à sa conscience, de dire
au jeune homme qu'elle avait cessé de l'aimer, enfin de lui
conseiller
d'épouser une rivale.Elle parvint à se
relever, essuya ses larmes, et attendit. Raoul frappait à la
porte. Il entra,
la figure souriante; mais s'arrêta, en voyant la pâleur et
l'altération des
traits de la jeune fille, — «
Ida, chère Ida !
dit-il, vous souffrez ! Etes-vous malade ? Rassurez-moi, je vous en
prie !» En
même temps, il
cherchait une des mains de l'enfant pour y déposer un
baiser. La main se
déroba à ses lèvres. — «
Messire,
répondit-elle, la course nocturne d'hier m'a un peu
fatiguée. Peut-être aussi,
le froid m'a-t-il saisie !... » Premier
mensonge ! Il
fallait bien du courage à Ida pour dénaturer ainsi la
vérité. Ah ! Le
rendez-vous faisait époque dans sa vie, car il lui avait permis
de s'entretenir
librement avec le bien-aimé: C'était bien à tort
qu'elle l'accusait d'être la
cause d'une prétendue indisposition. — «
Ida, pourquoi ce
ton froid et si peu sympathique ? Toujours, vous m'avez appelé
par mon prénom !
» Hélas
! Si l'enfant
eût pu agir selon son cœur, elle eut souri au fiancé et
l'eut rassuré! Mais
elle avait promis de s'immoler complètement, et elle devait
accomplir le
sacrifice. — «
Raoul, je serai
franche ! Des hésitations me sont survenues ; je me suis dit
qu'il était
prétentieux de ma part d'enchainer un descendant de haut lignage
au sort d'une
jeune fille sans naissance !... » L'enfant
sentit une
larme humecter sa paupière. Peu s'en fallut qu'elle se
trahît. — «
Je ne me suis pas
seulement arrêtée à cette réflexion,
reprit-elle d'une voix tremblante. J'ai
pensé.... qu'il était de mon devoir.... de rompre avec
vous. » Raoul fut
atterré. Il
ne s'attendait guère à une telle confidence. — «
Me sera-t-il
permis, Ida, de vous demander pourquoi un revirement aussi subit est
survenu
dans votre cœur. Vous aurais-je offensée ?... M'aurait-on
calomnié près de vous!... » Chaque
parole de
l'écuyer traversait, comme un fer rouge, le cœur de l'enfant.
Mais elle avait
juré de boire le calice jusqu'à la lie. — «
Raoul, je vous
considère dès à présent comme
dégagé de votre promesse!... Je vous rends votre
parole! Vous pouvez, à dater de ce moment.... adresser vos
hommages à une personne...
plus digne que moi !... » Il
était temps de
terminer cet entretien. L'enfant allait oublier son rôle. Son
coeur battait
violemment et protestait contre ses propres paroles. — «
Ida, je devine Je
dois présumer qu'un rival m'a supplanté !... Oh s'il en
était réellement ainsi,
votre conduite serait indigne !... » Voyant
qu'Ida
baissait la tête sans répondre, il reprit lentement : — «
Vous me retirez
votre affection !... Eh bien ! Soit !... J'ai même eu tort de
vous retenir si longtemps!...
J'aurais du comprendre que ma présence vous était
odieuse!... Adieu Ida !... » Il la
regarda
longtemps, croyant qu'un cri ou un geste le rappellerait. Mais Ida
resta
silencieuse et insensible. Alors, il sortit. A peine
venait-il de
refermer la porte, qu'Ida se réveilla de son état de
prostration. La force
surhumaine de caractère dont elle avait fait preuve
l'abandonna, et elle tomba
évanouie. Raoul
arpentait comme
un homme ivre son appartement. L'étrangeté de la
conduite d'Ida l'avait complètement
bouleversé. C'était précisément au moment
où il allait demander au Sire de
Montaigle de souscrire à l'union projetée, qu'Ida le
sacrifiait. La
dignité de
l'écuyer se sentit froissée. Bien certainement, un
autre poursuivant lui avait
ravi le cœur d'Ida. Et elle avait accepté les hommages du
nouveau venu, sans
penser à la blessure qu'elle occasionnerait à Raoul. Cette
réflexion fit
naître un sentiment de dépit dans l'âme de
l'écuyer. Ah ! Si une occasion de se
venger de l'inconstante se présentait, comme il la saisirait!...
Or, cette
occasion allait se produire, puisque le sire de Montaigle était
arrivé pour
négocier un tout autre mariage. Ainsi
donc, les
difficultés qui auraient pu entraver les projets du père
de Raoul
s'aplanissaient. Ida avait rompu avec l'écuyer, et celui-ci ne
demandait rien
de mieux que d'exciter la jalousie de l'enfant. Le sire de
Montaigle,
fit valoir à son fils les considérations de nom, de
fortune, etc., de l'unique
héritière du domaine de Laroche. Le vieux seigneur
retrouva un peu de son
ancien enthousiasme pour faire de Berthe un portrait séduisant. Raoul
accepta au vol,
même avec un empressement fiévreux, la proposition du
châtelain. Il se montra
si obéissant et si respectueux, que le sire de Montaigle ne put
s'empêcher de
le serrer avec effusion contre sa poitrine... Autre eut
été, une heure
auparavant, la déférence de Raoul pour son père. Le sire de
Montaigle
descendit avec lui dans la grande salle du rez-de-chaussée.
Berthe était seule
et filait à l'aide d'une quenouille d'ivoire. En
apercevant
l'écuyer, elle rougit de bonheur et quitta son travail. «
Noble damoiselle,
dit d'un air radieux le sire de Montaigle, je viens au nom de mon fils,
et avec
l'assentiment de votre illustre père, réclamer votre
main? » Raoul
s'était avancé
vers la gracieuse jeune fille. « Berthe, dit-il d'une voie émue, je mets à vos pieds mes hommages et mon cœur !...» Comme nous
l'avons
dit, le dépit le faisait voler vers d'autres feux. Berthe
était
radieuse. Elle répondit avec un sourire des plus aimables. — «
Messires! L'honneur
d'une alliance avec votre famille ne peut être refusé.
J'accepte l'époux que
mon père me propose !... » Raoul
s'assit près de
Berthe et lui débita tous les lieux communs qui forment le
répertoire des
amoureux. Il était d'autant plus en verve qu'il était
aiguillonné par le dépit. Pendant ce
temps, la
malheureuse Ida gisait inanimée sur le parquet de sa
chambre ! Ida ouvrit
les yeux,
et voyant sa mère, la serra fiévreusement entre ses
bras. — «
0 ma mère,
dit-elle avec des larmes dans la voix, pourquoi ne m'as-tu pas
laissé
mourir?... » Et Marthe
couvrait le
front de l'enfant de tendres baisers. Ida ne répondit pas aux
questions. Mais
elle reprit : —
«Mère ! J'ai la vie
en horreur Je sens que mon temps est venu de quitter la
terre !... » Et Dame
Marthe
scrutait anxieusement les yeux de sa fille chérie. Celle-ci
garda encore le silence
sur les questions de sa mère. A la fin, Marthe reprit : — «
Mon enfant, tu
n'as pas encore recouvré tes sens? Je te laisserai, un instant,
à la garde
d'une suivante et irai quérir le médecin de la ville ! En
attendant, tu te
reposeras sur un lit !... » En ce
moment, un
léger bruit attira l'attention d'Ida vers la porte. Elle
aperçut Berthe qui
soulevait la tapisserie. La jeune châtelaine
s'élança pour embrasser Ida ; mais
recula, en voyant la pâleur de son amie. — «
Ida, ma chère sœur!
Que t'est-il survenu?... Tu es indisposée, et personne ne m'en
avertit. Oh !
Dame Marthe, ce n'est pas bien ! Vous auriez du me prévenir
!... » Et en
disant ces
mots, la châtelaine s'était avancée et
déposait un baiser sur la joue décolorée
de son amie. — « Berthe, je ne souffre plus! Dans
quelques
heures, il n'y paraîtra plus rien !... j'ai ressenti un malaise
dont j'ignore
la cause... ! Je me suis évanouie !... » — «
Ida, reprit
Berthe, j'accourais t'annoncer une nouvelle, qui te comblera, j'en suis
convaincue, de joie!... » Hélas
l'enfant allait
encore subir une nouvelle torture. Elle ouvrit
démesurément les yeux et
attendit les confidences de Berthe. — «
Tu ne dois pas
ignorer que depuis longtemps j'aime Raoul... En tout cas, tu as du t'en
apercevoir. Eh bien ! Le sire de Montaigle a demandé ma main
pour son fils...
Maintenant, je suis la fiancée de Raoul !... » Un
tressaillement
nerveux agita Ida. Elle laissa tomber la tête sans
répondre. — «
Mais, chère Ida,
tu te tais ! Serais-tu jalouse ? Non, c'est impossible ! Je connais ton
bon cœur! Allons ! Embrasse-moi !... Tôt ou tard, enfant, l'hymen viendra
aussi
t'enchaîner sous ses lois ! Alors, tu éprouveras
comme moi le charme d'être
aimée ! » Ida se
souleva
péniblement de son siège et se laissa tomber dans les
bras de son amie. D'après
les recommandations du sire de Laroche, Berthe devait ignorer la
passion
antérieure de Raoul, et Ida obéissait à l'ordre
donné. Mais il était temps que
la contrainte eût une fin. Néanmoins, la pauvre enfant
s'arma de courage et dit
d'une voix presque éteinte : — «
Berthe ! Je te
souhaite la plus grande somme de félicités qu'on puisse
désirer sur la terre !
Que Dieu bénisse ton union !... Et puisque nous allons nous
séparer,
laisse-moi, ma bien-aimée, te remercier de toutes les attentions
dont tu m'as
comblée !... Au lieu de me traiter en étrangère
dans ta famille, tu m'as élevée
au rang d'une sœur !... » Ida avait
trouvé un
expédient pour donner le change sur son embarras et pour livrer
cours aux
larmes qui mouillaient ses paupières. — «
Nous séparer,
chère Ida, jamais ! Tu seras toujours ma compagne
bien-aimée. Nous habiterons
le même château ! » Et en
disant ces
mots, Berthe avait attiré l'enfant sur ses genoux. Elle la
serrait
affectueusement dans ses bras. — «
Allons, dame
Marthe, unissons nos efforts pour faire sourire notre petite malade! Ah
! J'ai
trouvé un moyen : il faut la prendre par les sentiments de
coquetterie !...
Chère Ida ! Tu te feras belle, le jour de mes noces. Je te vois
revêtue d'une
robe de riche mousseline, avec un collier de perles fines. Un voile de
fils
d'or et de soie pendra à ta magnifique chevelure. Tu seras ma
damoiselle
d'honneur ! C'est toi qui conduiras mon fiancé à l'autel
! » Ida appuyait
la tête sur l'épaule de son amie, et continuait à
pleurer silencieusement. — «
Je m'aperçois, ma
chère Ida, que c'est peine inutile de chercher à ramener
le rire sur tes
charmantes lèvres Je suis même cruelle de t'entretenir de
mes rêves, lorsque tu
as besoin de repos.» Ida resta
plongée
pendant une heure dans une atonie qui ressemblait au repos. Dame Marthe
respecta ce silence, dans l'espoir qu'un peu de calme
améliorerait l'état de la
malade. Les joues d'Ida reprenaient insensiblement leur couleur, et ses
yeux
paraissaient revenir à la lumière. Heureuse de cette
transformation, Marthe
bannissait déjà toute inquiétude. Mais la
transition
était trompeuse. Le front de l'enfant devenait
brûlant; et son regard, hagard.
Ses mouvements n'avaient plus rien de naturel : ils étaient
inconscients,
saccadés et convulsifs. Une
révolution
s'opérait. Hélas ! C'était la fièvre, qui
envahissait le cerveau de la
malheureuse Ida, et dame Marthe n'en discernait pas les
symptômes. Toujours
persuadée que l'enfant recouvrait ses forces, elle
l'encourageait à prendre le
cordial qu'elle lui avait fait préparer. Il aurait fallu au
contraire un remède
énergique pour éteindre le feu dévorant qui
s'infiltrait dans la tête de la
malade. Jusqu'à ce moment, Ida avait conservé quelque
apparence de raison.
Elle était sortie de son mutisme et disait : — «
Mère, ma bonne
mère ! Pourquoi, dans ce monde, le Dieu que nous adorons ne
réserve-t-il pas à
ses créatures la même part de bonheur ? Pourquoi sa
bonté accorde-t-elle tous
les avantages à ceux qui sont déjà dotés
des privilèges de la naissance et de
la fortune ?... » Ida
obéit à la
volonté de sa mère et garda le silence. Pendant ce
temps, les
serviteurs du château étaient occupés aux
préparatifs du festin de
fiançailles.. Bientôt
on annonça
que le festin allait commencer. Aussitôt on vit apparaître
les convives :
Raoul, Berthe, le sire de Montaigle, le seigneur de Laroche et
l'aumônier du
château. Restaient deux fauteuils inoccupés: ceux d'Ida et
de dame Marthe. Mais
cette dernière fit prier le châtelain d'agréer ses
excuses, ainsi que celles
d'Ida. L'indisposition de l'enfant était le motif de leur
absence commune. Bien qu'on
eût enlevé
les couverts de ces dames, l'aspect des deux places vides avait
jeté du froid
parmi les convives. Berthe était inquiète sur la
santé de sa chère sœur. Malgré
la félicité qu'elle éprouvait, elle était
obsédée d'un pressentiment de mauvais
augure. Le sire de Laroche se demandait s'il n'avait pas exigé
un sacrifice
au-dessus des forces de l'enfant. Quant à Raoul il
s'enorgueillissait de
l'absence d'Ida. Nul doute, disait-il dans sa fatuité, qu'elle
se repentait de
ses agissements et qu'elle jalousait le sort de sa rivale. Ainsi
s'expliquait,
selon son raisonnement intérieur, l'indisposition d'Ida. En vain,
le sire de
Montaigle essayait de dérider les fronts soucieux. Au surplus,
tout contribuait
à alourdir les esprits. Une atmosphère étouffante
régnait dans la salle et on
sentait qu'une violente tempête allait éclater. Bientôt,
les éléments
se déchaînèrent. Un vent impétueux
s'engouffra par les fenêtres et faillit
éteindre les lumières. Un éclair, suivi d'un long
roulement de tonnerre,
sillonna la nue, et la pluie commença à tomber par
torrents. — «
Bien fol est
celui qui voyage maintenant, dit le sire de Montaigle en élevant
son hanap à la
hauteur de l'œil ! » Lejeune
écuyer
répondit — «
Bonne Berthe,
quel est l'homme qui n'applaudirait pas à vos nobles
sentiments?... Les
convives étaient debout et
s'apprêtaient à vider leurs coupes. Tout-à-coup, un
domestique entra précipitamment,
et s'écria : — «
Messire,
damoiselle Ida est disparue ! Elle s'est enfuie de sa chambre ! Elle
est
descendue à l'aide d'une échelle de corde ! Sa
mère est dans une désolation
qu'on ne peut dépeindre i... » Les
convives étaient
restés atterrés. — «
Sortir par un
pareil temps, dit le sire de Laroche l... Mais c'est un accès de
folie !... » Ainsi
avait parlé le
châtelain de Laroche. Berthe ajouta : — «
Et vous, mon cher
Raoul, laisserez-vous ma sœur chérie en danger de mort? Oh! Je
vous en prie,
épargnez-moi une angoisse pareille! Courez vite, mon ami !
Sauvez Ida! » Raoul ne
savait que
penser. Que s'était-il donc passé? Ida jouissait-elle de
sa présence d'esprit,
lorsqu'elle avait rompu si brusquement avec lui? La fièvre ne
couvait-elle pas
déjà en son cerveau?...Telles étaient les
questions que Raoul se posait. Mais
il ne s'y arrêta pas, car Berthe ne lui laissait pas le temps de
réfléchir. Au
demeurant,
l'écuyer était heureux d'entendre Berthe le convier
à secourir la malheureuse.
Il parviendrait de la sorte à découvrir la
vérité. Sans même songer à quitter
son riche vêtement de fiançailles, il jeta un long manteau
sur ses épaules et
sortit précipitamment de la salle. Déjà,
les hommes
d'armes allumaient des torches pour aller à la recherche de la
jeune fille. Nous avons
laissé Ida
en proie à un commencement de délire. Par moment, elle se
reprochait d'avoir si
légèrement sacrifié ses espérances et son
bonheur. Peut-être, en résistant aux injonctions
et aux prières du sire de Laroche, eut-elle maintenu sous ses
lois le cœur de
Raoul! A la vérité, le sire de Montaigle se fut
opposé à l'union des jeunes
gens; mais à la fin, il leur eut pardonné d'avoir
agi contre ses volontés ! Amère
dérision !
L'image d'une félicité sans bornes venait alors miroiter
devant les yeux de
l'enfant. C'était un véritable supplice de Tantale...
Puis, le tableau de la
célébration du mariage de Berthe et de Raoul
remplaçait le rêve enchanteur! Les
déceptions d'Ida étaient de nature à
altérer profondément ses facultés. Elle
poussa des cris inconscients et se mit à arpenter à
grands pas la chambre. Dame
Marthe comprit
alors que sa fille était gravement malade. Nul doute qu'une
fièvre chaude s'emparait
d'elle. Aussitôt, Marthe
descendit pour faire mander le frater de la ville. C'est en ce moment
que
l'orage se déchainait avec le plus de violence. Ida
était donc restée
seule. Sans savoir ce qu'elle faisait, elle se revêtit d'une robe
blanche,
déroula l'échelle de corde, l'attacha à la
fenêtre, et entreprit une descente
que la tempête rendait cette fois périlleuse. Le vent
mugissait
d'une manière effrayante, la foudre grondait, et des torrents de
pluie
inondaient la terre. A peine Ida eut-elle
posé le pied sur le premier échelon, que ses cheveux se
dénouèrent et que la
robe colla sur son corps délicat. N'importe
! L'enfant
allait où l'appelaient ses souvenirs. Elle s'imaginait qu'elle
retrouverait son
fiancé dans la clairière de la forêt. Peu s'en
fallut qu'elle- perdit l'équilibre
et tombât sur le sol. Quand elle
fut
descendue à terre, elle se dirigea vers le bois. Ses mouvements
étaient
embarrassés, car sa robe détrempée par la pluie
paralysait l'action des jambes.
Ses dents claquaient et un froid glacial parcourait ses membres. Dame
Marthe s'était
empressée de remonter à la chambre de son enfant. En
entrant, elle fut
épouvantée de ne plus revoir Ida. La fenêtre
était ouverte, mais Marthe n'avait
pas aperçu l'échelle de corde. Croyant que l'enfant
s'était couchée, elle s'approcha
du lit. Hélas ! Il était vide. Aussitôt, Marthe
revint à la croisée, et alors,
elle constata la présence de l'échelle. Plus de doute, la
malheureuse s'était
enfuie par la fenêtre. Marthe
appela à
l'instant des suivantes et l'éveil fut donné. La
gouvernante voulait courir à
la recherche de sa fille ; mais on la retint de force, en lui
promettant de
mettre sur pied tous les gens du château. Marthe ne
consentit à
rester au manoir, que quand elle sut que les serviteurs se disposaient
à battre
les alentours... On voyait, à travers les vitraux du castel, des
lumières
circuler, et on entendait donner des ordres pour étendre le
cercle des
investigations... L'élan était unanime parmi les hommes
d'armes et les
domestiques ; car tous adoraient Ida. Et elle méritait cet
intérêt, car elle
s'était toujours montrée affectueuse envers tous. — «
Entends-tu, mon
bien-aimé, les accords mélodieux qui
célèbrent nos fiançailles? Vois comme la
nature se pare des plus riantes couleurs ! Viens, mon ami, nous
danserons dans
la plaine avec les vassaux. Ils ont appris avec des transports de joie
que tu
m'avais choisie pour épouse!... Allons, la main dans la main,
prendre part à
leurs jeux !... » La
tempête redoublait
de fureur. Les rafales se succédaient sans interruption, et de
véritables
torrents descendaient avec impétuosité des montagnes. Ida
ne voyait pas
l'orage. L'eau dégouttait de sa robe blanche et ses chaussures
étaient
complètement détrempées. — «
Pourquoi,
disait-elle, tremblé-je ainsi? Serait-ce l'extase qui m'enivre ?
Jamais, mon
ami, je n'ai été si heureuse! Jusqu'à
présent, je n'avais connu que les chagrins! Jouissons du bonheur
qui nous
échoit! Les moments de félicité sont si rares dans
la vie !... » Ida
était parvenue à
la clairière. Elle se reposa pendant une minute sur un tronc
d'arbre, puis
recommença sa course vagabonde. Elle descendit de la
montagne, suivit un
sentier que cent fois elle avait parcouru, et se dirigea vers la
rivière. En ce
moment, on entendait dans le lointain le cri : Ida ! Mais la
malheureuse
n'était plus à même de comprendre cet appel. Ida
s'exposait à un
danger imminent, car l'Ourthe commençait à
déborder. Mais l'enfant était privée
de discernement. Elle disait : — «
Mon bien-aimé
m'aura vainement attendue dans la forêt!... Il sait que le
séjour au château
m'est devenu odieux. Aussi a-t-il tout préparé pour notre
fuite. Là-bas, au delà de la
rivière, m'a-t-il dit, nous trouverons la paix de
l'âme et le bonheur !...
Ici, ce serait la mort! » Tout-à-coup,
elle
aperçut les hommes d'armes qui accouraient en l'appelant.
Eperdue et affolée,
elle s'imagina qu'on voulait l'empêcher de rejoindre Raoul et
qu'on la
ramènerait prisonnière au manoir. Aussitôt,
elle prit
la fuite en suivant la berge. En ce moment, un éclair illumina
le ciel et la
dessina distinctement aux poursuivants. Raoul était
à leur tête. — «
Raoul !
s'écria-t-elle, je vais te retrouver ! Tu l'as dit :
là-bas, c'est la vie !...
» Et elle
s'élança dans
la rivière. Le corps
tomba en
produisant un bruit sourd, et fit jaillir l'écume à la
surface de l'eau ! Raoul
arrivait au
moment où l'enfant se précipitait dans l'Ourthe. Sans
hésiter, il sauta de la
berge dans la rivière. Le courant était devenu
très rapide. Aussi fallait-il à
Raoul des efforts énergiques pour résister aux flots qui
l'entrainaient. Les
plis du manteau paralysaient ses mouvements. Néanmoins, il
s'arma, de courage
et plongea à plusieurs reprises pour retrouver la malheureuse.
Les torches des
serviteurs éclairaient la scène. Ce fut une
minute
d'angoisse. Raoul suppliait intérieurement la Providence de
l'aider dans ses
recherches et de sauver la malheureuse. Peu lui importait le danger
auquel il
s'exposait. Il n'avait à cœur que de ramener l'enfant à
la vie. Tout-à-coup,
il
aperçut comme un fantôme blanc qui revenait à la
surface. A l'instant, il nagea
de ce côté, souleva d'un bras le corps glacé d'Ida
et essaya de regagner la
rive. Le retour
au bord
était hérissé de difficultés. Enfin, le
courageux Raoul parvint à la rive. Il
était temps, car le bras qui supportait Ida, mourait de fatigue.
Il confia son
fardeau aux serviteurs et songea ensuite à gravir la berge. Les valets
venaient
de constater avec bonheur que le cœur d'Ida battait encore. Raoul se
cramponna à
la branche d'un saule pour essayer de sortir de l'eau.
Malheureusement, l'arbre
fléchit tout-à-coup et tomba dans l'eau avec son poids.
Raoul revint à la
surface. Au moment où il se disposait à saisir une des
mains qui se tendaient
vers lui, une pièce de bois, charriée par la
rivière, vint le frapper en pleine
poitrine et le fit retomber. En vain, deux serviteurs se
jetèrent à l'eau pour
le sauver : Raoul ne reparut plus. Il avait
payé de la
vie son acte de dévouement. Quelques
années après
les faits, vivait dans le village de Cielle, près de Laroche,
une jeune fille
dont la beauté avait du être ravissante. Elle habitait une
pauvre masure en torchis.
On la disait folle ; et, en effet, son genre de vie accusait un
dérangement des
facultés mentales. Tout le
monde
l'aimait, et cette sympathie était méritée : car,
elle était douce et
inoffensive. Il lui suffisait de se présenter à la porte
d'une chaumière pour
être immédiatement accueillie. De suite, on lui faisait
place à table, et on la
servait comme si elle eût été l'enfant de la
maison. Les bons
villageois
avaient pris la malheureuse sous leur protection. On savait qu'elle
avait vécu
auparavant dans l'opulence, et qu'elle eut pu jouir encore d'une
certaine
aisance. Mais puisque l'enfant préférait manger le pain
noir du pauvre,
pourquoi la contrarier ? Quand un
orage
menaçait le village, l'enfant était sujette à une
surexcitation nerveuse.
Alors, les voisins accouraient pour veiller sur leur pauvre folle. Au
premier
coup de tonnerre, la malheureuse se revêtait d'une vieille robe
blanche et
voulait aller à la rivière. Ni la pluie, ni le vent, ni
la foudre ne l'eussent
fait reculer. Elle disait que son fiancé l'appelait au fond de
l'eau. Les
habitants de Cielle avaient beaucoup de peine à la retenir, pour
l'empêcher de
mettre son projet à exécution. Cette
pauvre folle
était Ida. Le sire de
Laroche
reposait depuis trois ans dans le caveau de ses ancêtres.
Malgré le terrible
malheur qui avait ruiné ses espérances, et quoiqu'Ida
eût perdu la raison, le
châtelain avait montré une grande bienveillance pour
les deux Anversoises. Il
avait voulu les conserver en son château. Mais à
peine Ida eut-elle repris ses
forces, qu'elle manifesta l'intention formelle de quitter le manoir.
Elle
voulait, disait-elle, vivre dans une chaumière, comme la
dernière des
misérables. En vain,
le châtelain
et dame Marthe avaient essayé de combattre une si étrange
détermination, ils
n'avaient pu faire changer Ida de volonté. Il fallut se
prêter aux caprices de
la folle : autrement, elle se fut privée de nourriture. Dame
Marthe avait dû
suivre la malheureuse Ida. Pendant un an, elle s'efforça
d'adoucir son sort.
Elle la comblait de soins et de prévenances. Le sire de Laroche
lui venait en
aide, et lui remettait secrètement quelque argent. Dame
Marthe avait
appris par les divagations de l'enfant combien grande avait
été sa passion
pour l'écuyer. Elle espérait, en lui parlant du jeune
homme, et en la berçant
d'illusions, la ramener insensiblement à la raison. Mais
c'était peine perdue ;
la maladie d'Ida était sans guérison! La
santé de Marthe
s'était profondément altérée par contrecoup
du malheur de sa fille. Elle ne
vécut qu'un an à Cielle, et s'éteignit en
recommandant sa chère enfant à la
bienveillance des villageois. Le
seigneur de
Laroche voulut, comme précédemment, faire parvenir
des secours pécuniaires à l'enfant.
Mais Ida refusa obstinément de les recevoir, disant qu'elle ne
pouvait accepter
le prix du sacrifice. Pendant
deux ans,
Berthe fut inconsolable de la mort de Raoul. Mais on l'a dit: le temps
finit
toujours par effacer le souvenir des plus cruelles douleurs. Elle
rencontra un
jeune seigneur du voisinage, qui prit à cœur de lui faire
oublier l'absent.
Dans le principe, Berthe semblait indifférente aux hommages du
nouveau soupirant
: mais, peu à peu elle s'intéressa à lui et finit
par l'épouser. Dieu eut
enfin pitié
de la pauvre Ida. Il l'enleva de ce monde, huit ans après la
mort de Raoul. Le
jour de sa mort, la malheureuse folle revêtit pour la
dernière fois sa robe
blanche. Elle demanda aux jeunes filles du village de lui apporter des
fleurs
pour tresser une couronne. Alors, étendue sur son grabat et
parée pour le
moment suprême, elle attendit la mort. Le jour de
son trépas
fut un jour de deuil pour le village. On planta
quelques
rosiers et on plaça une croix de bois sur sa tombe. La croix
portait cette
simple inscription : Ida de Cielle. |